Mustang est un titre sec, qui claque au vent, comme les cheveux des 5 sœurs héroïnes de Deniz Gamze Ergüven. Un titre au singulier, car ces cinq jeunes et très jeunes filles forment comme un seul corps, sauvage et fougueux. Un mustang.


Tourné en Turquie par une réalisatrice qui a la double identité française et turque, le film possède lui aussi une double face : l’archaïsme le plus sévère en ce qui concerne l’environnement et la modernité pour les jeunes héroïnes. La Turquie est un pays tiraillé entre le désir d’aller en avant et le carcan des traditions séculaires, entre l’Orient et l’Occident. Un pays dirigé depuis 2002 par un parti, l’AKP, et un homme, Recep Tayyip Erdogan qui a déclaré il y a quelques mois à peine que la femme ne peut pas être naturellement l’égale de l’homme, et que la place de la femme dans la société, et sa seule fonction, c’est la maternité.


« Mustang » apparaît alors résolument optimiste face à ce triste constat.


Le dernier jour de classe, filles et garçons d’une école de ce petit village au bord de la Mer Noire s’ébattent joyeusement dans l’eau. La manière de filmer la scène ôte toute ambiguïté quant aux motivations de ces jeux : la réalisatrice filme une bande de copains lumineux et innocents, presque purs comme l’air, comme la mer, comme le soleil, comme le jardin d’Eden qui jouxte la plage et où ils finissent de s’amuser. Et pourtant, ce sera le début de la fin pour ces jeunes filles, élevées par leur grand-mère et leur oncle suite au décès de leurs parents. Ces jeux qui leur ont été rapportés sont transformés en « branlette contre la nuque des garçons ». La grand-mère sévit physiquement, puis délègue à son fils, l’homme de la famille, les décisions à prendre pour réhabiliter l’honneur des filles face aux voisins. Enfermées, puis barricadées, littéralement claquemurées, les jeunes filles se rebellent autant qu’elles peuvent. Des petites aux plus grandes rébellions. Deniz Gamze Ergüven va par exemple jusqu’à évoquer par le biais d’une des sœurs la sodomie comme pied de nez suprême fait à cette barbarie sexiste consistant à exhiber à la famille le drap tâché de sang (ou pas) lors de la nuit de noces.


Lale (Güneş Nezihe Şensoy), la plus jeune des sœurs est aussi la plus rebelle, celle qui subit les histoires qui arrivent aux autres et qui ne sont même pas de son âge, les mariages forcés, l’école ménagère à domicile en guise d’éducation, les petits et très grands drames de la famille, toutes ces choses dont elle a compris qu’elles feront bientôt le lot de sa propre existence. La bonne idée de la cinéaste est d’en faire la narratrice, de tout nous montrer par ses yeux. On a vite compris que Lale représente la jeune génération des femmes, en révolte par rapport au sort bien peu enviable qui leur est reservé.


Le scenario de « Mustang » a été travaillé en commun avec Alice Winocour, la réalisatrice du très beau film « Augustine », une histoire de violence faite à la femme dans un autre genre. La collaboration des deux jeunes femmes donne un récit axé sur le corps des femmes et les entraves que ces dernières subissent, psychiquement et physiquement. Malgré leur enfermement, les jeunes filles exultent de la présence de leurs sœurs, dans un enchevêtrement de pieds, de mains, de têtes qui donnent encore plus cette sensation qu’elles ne font qu’un dans un être tentaculaire.


Pour autant, chacune réagit différemment face à la situation qui leur est imposée. Il est intéressant par exemple de voir combien selon les jeunes filles le délitement de leur groupe suite aux mariages forcés qui se succèdent annihile les velléités de résistance ou au contraire décuple la rage, ou encore comment ces mariages sont vécus par les unes et les autres : une occasion de jouir de leur corps enfin, ou au contraire un tombeau qui avale toute leur joie de vivre.


Mustang est un beau film à ne pas rater, très joyeux au démarrage, qui devient de plus en plus dur au fur et à mesure que l’engrenage des mauvaises décisions s’enroule sur la famille. Mais d’un bout à l’autre du métrage, la vitalité et la fougue des personnages gonflent le récit qui n’est jamais plombant, jamais plombé. Un film incantatoire, sans doute, de la part d’une jeune femme qui reconnaît avoir vécu au moins partiellement les histoires qu’elle raconte dans son film, sans avoir eu l’opportunité de cette belle rébellion qu’elle a intelligemment mise en scène.
L’opportunité, ou plus vraisemblablement le besoin, car Deniz Gamze Ergüven vivant entre deux ou plusieurs horizons (son père était diplomate) a peut-être eu la chance d’avoir une soupape de sécurité et de s’extirper par moments de cette chape qui semble être le quotidien des femmes turques d’aujourd’hui, jeunes et moins jeunes, depuis que le retour aux traditions les plus archaïques est à nouveau de mise dans leur pays.

Bea_Dls
9
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le 25 juin 2015

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Bea Dls

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