« Le futur n’existait plus. Tout était dans le passé et allait le rester. »
Lunar Park – Bret Easton Ellis

Sexe, drogue et rock'n'roll. C'est par ce vieux dicton que l'on peut qualifier le cinéma de Gregg Araki. De film en film, le réalisateur développe sa philosophie adolescente du live fast and die young. Trois films, dits de la trilogie de l'apocalypse adolescente, résument à eux seuls le cinéma de Gregg Araki : Totally F***ed Up (1993), The Doom Generation (1995) et Nowhere (1997). A travers diverses sexualités (l'homosexualité dans Totally F***ed Up, l'adultère, les plans à trois dans The Doom Generation ou la bisexualité dans Nowhere) nous suivons des groupes de jeunes perdus entre violence, alcool et drogue. Des jeunes en décalage total avec une société bien pensante, souvent religieuse, établie. Cette trilogie est le paroxysme des réflexions du réalisateur sur cette jeunesse américaine déphasée.

A la suite de cela, nous retrouvons Mysterious Skin (2004), adaptation du roman du même nom de Scott Heim (1995). Encore une fois, il est question de jeunes mais cette fois sans un groupe. Nous suivons en parallèle l'histoire du jeune Brian Lackey, 8 ans, qui a effacé deux fois cinq heures de sa mémoire suite à ce qu'il pense être des enlèvements extraterrestres ; et du jeune Neil McCormick, 8 ans, petit génie du baseball et « protégé » du coach dans la petite ville de Hutchinson, Kansas. Là où chez le réalisateur la violence a souvent été crue, dans un esprit « dans-ta-face », ici elle commence plus sournoisement. Une menace est tapie dans l'ombre et cela crée une tension malsaine qui ne fera que s'accroitre au fil du film. Deux enfants à qui l'ont a enlevé une partie d'eux-même, une partie d'intimité vont voir leur vie basculée mais, et c'est là la réussite, pas du tout de la même façon.

Le film débute par un plan sur des céréales qui tombent au ralenti sur la tête du jeune Neil, visiblement heureux. Cette innocence chez ce garçon, nous ne l'aurons que dans ce simple plan ( autant vous prévenir ). Ce qui choque de suite dans Mysterious Skin, c'est la fascination évidente de Neil pour le sexe et sa vision obscène de l'amour et du grand amour. Dès le début, il évoque, à 8 ans, son intérêt sexuel pour le nouvel amant de sa mère lorsqu'il les observe s'envoyant en l'air sur la balançoire du jardin. Le ton est donné. Cette attitude malsaine chez un garçon à la gueule d'ange et aux immenses yeux bleus crée rapidement un malaise. Il n'est pas un simple enfant qui joue avec ses céréales, le sourire aux lèvres. Tous ses actes vont être dictés d'après ce simple moment.

Pour accentuer ce malaise, le film présente des rapports compliqués entre enfants et adultes. A tel point que les enfants auront un script différent pour tourner et que plusieurs scènes seront tournées séparément des acteurs adultes. Il faut dire que dans le cinéma de Gregg Araki, l'attention est portée presque exclusivement sur la jeunesse en montrant des parents absents et bien souvent dépassés par les problèmes de leurs enfants. Neil a une mère-copine ( qui collectionne les amants ), bien sympathique mais ignorante des attirances et du quotidien dangereux de son fils ; la mère de Brian ne comprend pas son fils, son père est parti. Le choc des générations parcourt le cinéma du réalisateur et il montre encore une fois à quel point les adolescents sont laissés seuls, face à des adultes mal intentionnés ( le coach, les hommes en ville, le représentant en confiserie : image moderne du vilain monsieur à la camionnette blanche, qui attire les enfants avec des bonbons ). De part des passés troubles, les deux enfants voient leur enfance leur être enlevée dans une société aveugle et se construisent en fonction de ça.

Ce qui est intéressant dans ce film, en comparaison aux autres films du réalisateur est que les deux héros marchent en miroir et ont une réelle évolution. Neil semble froidement tout contrôler ( au niveau de sa vie, de sa sexualité, non protégée ) alors que Brian est la victime ( il saigne du nez, se renferme sur lui-même ). Que ce soit physiquement ( Neil et le coach moustachu ) ou surnaturellement ( Brian et les aliens ), les enfants sont enlevés à leur condition d'enfant, ils sont utilisés et détruits, sans qu'aucun retour en arrière ne soit possible. De plus, là où Neil s'est directement trouvé et sait, malgré son manque de repère, qui il est, Brian se cherche et trouve une raison de vivre dans la quête des extraterrestres.

Les extraterrestres, parlons-en justement : nous pouvons constater que le surnaturel est un thème récurrent chez Araki. Que ce soit Nowhere, Kaboom ou The Doom Generation, les actions invraisemblables et inexplicables sont légions. Il semble être une solution à l'inexplicable. Dans Mysterious Skin, un OVNI passe au-dessus de la maison de Brian et cette découverte va régir son adolescence, jusqu'à l'obséder. Les aliens représentent un symbole et sont mis en miroir avec le coach. Les deux sont traités avec mystère, presque évoqués seulement, ce qui crée un sentiment étrange. On ne voit que de rares plans des aliens, ils restent dans l'ombre, le spectateur cherche donc à comprendre, comme Brian.

La tension est omniprésente. Contrairement à ses précédents films, Araki met en place de façon subtile ( à l'exception de quelques scènes de sexe, très crues et violentes ) une atmosphère pesante, qui ne fait que s'aggraver tout au long du film. Autant dire que l'on n'en ressort pas indemne, que l'on aime ou que l'on n'aime pas du tout ce style ni ce sujet ( très provocateur, très dur à supporter ). Il n'est donc pas étonnant de voir que la réalisation reste sobre, sans réelles fioritures, tant le fond prévaut sur la forme ( ce qui n'était pas le cas dans sa trilogie adolescente ).

Mysterious Skin, plus que de décrire une fable glauque et malsaine, nous propose une énième réflexion sur l'amour, sur l'enfance et la société et tous les traumatismes irréversibles qui ressortent de ce mélange à chaque fois explosif chez Gregg Araki. Très proche de l'univers de l'écrivain Bret Easton Ellis, les deux artistes nous dépeignent froidement un pan de la société américaine, qui peut être à la fois très puritaine et à la fois le théâtre de vraies horreurs. Dans la lignée d'un Moins que zéro, Mysterious Skin explore les zones d'ombre sales d'une jeunesse livrée à elle-même ( sans modèle masculin fiable dans ce film ) de façon irréversible et immuable.

Avec ce film, Gregg Araki a donc encore frappé fort et offre peut-être son film le plus cruel, le plus abouti également, ne tombant jamais dans le trash facile, ni la surenchère de son propre style. Il tente de montrer comment une blessure d'enfance peut conditionner toute une vie. Même longtemps après l'avoir vu, ce film mystérieux nous colle à la peau.

Morgane Jeannesson
MorganeJ
7
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le 28 sept. 2013

Critique lue 582 fois

MorganeJ

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