Il est commun et normal de faire remonter le cinéma à 1895 et l'invention des frères Lumière. On peut et on doit aussi parler de la poésie du premier créateur d'effets spéciaux: Georges Méliès. Mais le vocabulaire du cinéma, ce qui l'a fait entrer dans l'aire de l'art, nous le devons à un homme extraordinaire: T.W. Griffith.
Issu d'un milieu militaire et judiciaire du sud, Griffith se lance dans le cinéma en 1903 (soit un au tout juste après la sortie du film reconnu comme le premier pionnier du cinéma de fiction: Le Voyage dans la lune de Méliès) et réalise des dizaines et des dizaines de courts métrages, en explorant tous les genres déjà connus. Mais il ne se contente pas de faire jouer par des acteurs professionnels des histoires bien écrites: il tente d'inventer de nouvelles manières de filmer, essaie de voir les ressources de la caméra et du montage: l'inconnu ne lui fait pas peur, il a un don pour "raconter" en utilisant la caméra comme un stylo. Et en 1915 il est prêt pour le pari le plus fou du cinéma, celui qui le fera entrer à-jamais dans l'âge adulte et reconnaître comme un art: créer une superproduction de plus de trois heures sans lasser le public et en faisant en sorte qu'il suive sans peine.
Pour ce il va utiliser toutes les ressources disponibles: d'abord un scénario ficelé aux petits oignons qui raconte la Guerre de Sécession via deux familles amies et qui vont pourtant se combattre, et l'après-guerre dans le sud ravagé. Ensuite il alterne toutes ses techniques, passant tout le temps du plan large au plan serré et utilisant le montage parallèle pour augmenter le suspense. Il fait également allègrement des ouvertures et des fermetures "à l'iris", quelques (encore petits) panoramiques, des travellings, des pellicules de couleurs différentes pour marquer le moment et/ou le lieu de l'action, etc (aidé par un casting remarquable composé en particulier de Henry B. Walthall dans le rôle du personnage principal, de Mae Marsh, de Lilian Gish et d'un futur très grand nom d'Hollywood, ici assistant et acteur secondaire: Raoul Walsh)... Le cinéma se crée sous nos yeux! Et c'est génial! Et c'est superbe! Et ça nous prend aux tripes (la scène de la reconstitution de l'assassinat de Lincoln est une anthologie de suspense et d'efficacité dramatique)! Et on ne décroche pas du début à la fin! Et c'est immonde!..
Car voilà bien là le problème de ce film: le discours véhiculé est nauséabond et a déclenché même à l'époque des réactions indignées. Naissance d'une nation fait ouvertement l'apologie du Ku Klux Klan: bien que Griffith essaie plusieurs fois, dans les cartons, de "calmer le jeu" et d'atténuer le racisme général, celui-ci est présent jusqu'à l'écœurement, particulièrement dans la deuxième partie... C'est à la fois totalement euphorisant et hautement vomitif que de voir les braves chevaliers du K.K.K. arriver juste à temps pour sauver l'innocent de la horde de noirs sanguinaires qui s'apprêtait à les réduire en charpie (et ce bien que quelques braves noirs soient également là pour protéger leurs anciens maître chéris) et ainsi sauver la nation. Le plus drôle, c'est que ce film est également très favorable à Lincoln et montre son assassinat comme un sommet de lâcheté qui a eu de terribles conséquences pour le sud...
Film génial et révolutionnaire, Naissance d'une nation est à voir tant par intérêt historique que par plaisir pur: Griffith est un conteur de génie et un cinéaste sublime. Mais sa réputation reçut ici un coup terrible: décrit comme un raciste invétéré, il n'eut aucune chance de rédemption aux yeux de certains...et c'est bien dommage. Car il fit dans la foulée un deuxième film qui le ruina et qui ne marcha pas: Intolérance. Ce film, probablement son plus grand chef d'œuvre, ne marcha pas d'abord parce que sa réputation était faite depuis Naissance d'une nation, ensuite par sa complexité narrative d'entremêler quatre histoires totalement indépendantes autour d'un seul thème, enfin parce que le discours était cette fois-ci...trop progressiste. Eh oui! pour se faire pardonner d'avoir fait un chef d'œuvre raciste, Griffith fit un autre chef d'œuvre au discours totalement opposé. Son goût pour la démesure, son talent pour filmer de vrais acteurs de cinéma, son invention d'un nouveau vocabulaire, en font un cinéaste à classer parmi les plus grands génies de cet art, art qu'il a perpétuellement inventé et dont il a contribué à affirmer la légitimité...