Enthousiasmé comme rarement à la sortie d'un film, j'ai préféré prendre quelques jours avant de m'exprimer sur ce dernier. Mais force est de constater qu'avec du recul mon avis ne diffère en rien, bien au contraire. Bonello a incontestablement frappé un très grand coup.


Le film commence ainsi dans le Paris urbain, celui du quotidien, au détour de lieux aussi emblématiques que banals. C'est le début d'après midi, la caméra accompagne de jeunes gens dans leurs trajets respectifs. Un timing minuté, le montage puissant de maîtrise et cette tension qui monte peu à peu. Quelque chose se prépare. Dans cette première demi-heure de peu de mots, le spectateur est dans l'attente. Bonello pose son cadre, présente ses protagonistes. Cette première partie entrecoupée de flash-back inspirés et habilement distillés en impose de par son rythme, servie par l'apparente nervosité se dégageant de ces jeunes adultes qui nous sont pourtant inconnus. Nous comprenons qu'un plan se met en place, non sans accroc. Puis vient le passage à l'acte et là l'explosion.
Ensuite la panique, le chaos, la terreur ? On l'imagine. Nous ne pouvons nous y attarder en réalité, Bonello préférant suivre ses terroristes partis se cacher dans un centre commercial. Un huis clos comme échappatoire avant le brutal retour au réel ?


Même si le lien avec derniers attentats est inévitable en raison du contexte qui est le nôtre mais aussi du lieu, ne nous y trompons pas, le film se penche sur un tout autre sujet, celui d'un mal profond, enfoui et au moins tout aussi préoccupant.


En effet Nocturama peut se voir comme ce tableau d'une génération enfantée par une société sur la fin (le réalisateur parle de "basculement"). Une œuvre subversive, une allégorie nocturne des temps modernes d'une grande justesse, encrée dans son époque mais capable de cette prise de recul nécessaire au traitement d'un sujet aussi fort. Un film qui se démarque par sa portée émotionnelle ainsi que par sa pertinence, que ce soit dans l'exploration des thématiques traitées comme à travers l'usage des symboles et de leurs rapports au réel (un exercice toujours délicat).
Penchant vers le documentaire pour mieux s'évader par l'onirisme, Bonello a ainsi voulu filmer non sans poésie ce (son) sentiment "d'étouffement", celui qui précède "l'explosion" de "l'insurrection". L'art (re)trouvant ainsi sa fonction politique dans toute sa plénitude.


Entendons-nous bien, par cette dimension politique inhérente à l'art, le film ne tend à aucun moment à justifier ou légitimer les actes commis. Lors d'une brève escapade nocturne, le personnage de David croise alors une jeune femme à vélo. Lorsqu'il lui demande ce qu'elle pense de ces actes terroristes, elle nous répond lucidement et simplement que "ça devait arriver". Elle comprend mais ne porte aucun jugement. Comme toute œuvre d'art, le film porte un regard pour tenter de comprendre, de transmettre un ressenti, celui d'un l'artiste sensible au monde qui l'entoure.
C'est dans cette logique qu'un décalage avec le réel s'opère. Des instants de pure poésie pour mieux voir ce monde. Un décalage que l'on retrouve jusque dans le titre justement choisi pour son coté "abstrait".


Car ce qui fait la force du film, c'est bien sa capacité à user de la fiction pour mieux penser le réel. En ce sens, il n'est pas surprenant de voir que parmi ses références, Bonello explique notamment s'être inspiré de l'oeuvre de Bret Easton Ellis, romancier à tendance nihiliste parvenant à user de la fiction afin de mieux saisir les maux de ses personnages, victimes d'une époque. Une démarche que l'on retrouve dans Nocturama au travers de cette jeunesse française disparate mais unie dans son désarroi. Un véritable spleen tissant les liens et transcendant les inégalités sociales (allant du vigile au probable futur énarque), rien que ça. Plus que le terrorisme, on constate que c'est le mal être existentiel qui rassemble chez Bonello. Détailler les rencontres des protagonistes et la réalisation de leur plan d'action devient dès lors chose secondaire.
Ce spleen s'avère ainsi être le moteur, la motivation du film. Certes une oeuvre politique, mais aussi et surtout un film sur la jeunesse.


En effet notre réalisateur français nous donne à voir une génération de paradoxes ; tiraillée entre l'âge adulte et l'enfance, entre la volonté des idéaux et les désirs consuméristes, entre la communion solidaire et l'instinct de survie individualiste. Un malaise et même un nihilisme se dégage de cette jeunesse qui à la lumière des maux du passé comme du présent semble incapable de se projeter dans le futur. Sans espoir ni avenir. Dès lors ils (ré)agissent à leurs façon, chose explicitement dite lors de la reprise de My Way, sublime chant du cygne magnifié par la caméra de Bonello. Un vrai moment de cinéma. Un instant de grâce rendu possible par le choix aussi judicieux que risqué d'un huis clos en plein centre commercial, lieu cristallisant les maux d'un monde qu'ils rejettent mais dans lequel ils trouvent protection et confort, tout un programme.


Car si la première partie relève plus du film d'action habilement mené, il faut reconnaître que c'est la seconde qui fait de Nocturama un grand film. Bonello y peint avec brio la société et ses enfants. En effet, comme le souligne notre étudiant en Master à Sciences Po en début de film au travers d'une démonstration méthodologique (moyen pour le réalisateur de dévoiler l'ossature de son oeuvre), quand une civilisation chute, elle en est seule responsable, se détruisant de l'intérieur. Véritable décors des temps modernes, ce centre commercial est à la fois reflet et prolongement du réel. Mais il peut aussi le dépasser de par son caractère artificiel. Constat pessimiste non sans ironie d'une vanité existentielle, le réalisateur explore alors son morceau d'univers, isolé dans l'espace et le temps mais paradoxalement ancré dans le chaos ambiant.

De fait, télévisions, vêtements, robes de mariée ont la même "valeur". Le consumérisme dans toute sa décadente splendeur, un consumérisme dans lequel cette génération a grandi et vers lequel elle se retourne malgré ses idéaux.
Pourtant ce constat amère ne se fait pas sans une certaine innocence. Si nous avions vu des adultes en première partie de film, Bonello nous les ramène à l'enfance dans un second temps. On chante, on se déguise, on conduit un kart, bref on joue. Une génération belle dans ses rares instants de communion, tragique et faible dans son repli puéril. De ce lieux se dégage alors quelque chose d'irréel, de terriblement beau et sain quand le danger règne à l'extérieur.


Car si ce huis clos touche au rêve, il ne reste jamais loin du cauchemar. Certes le temps semble arrêté mais nos protagonistes surveillent maladivement l'heure, ils blaguent et discutent de tout et de rien mais ne peuvent s’empêcher de songer à la suite des événements, oui ils sont satisfaits d'être en vie et d'avoir mené le plan à son terme mais pour autant la mort les hante de manière incessante (cf la le traumatisme du hors champs qui parasite l’imaginaire de David notamment). Se cachant d'un réel qui les rattrape toujours plus, nos jeunes sont ainsi reclus dans un entre-deux mondes, fait comme eux de paradoxes. Ironie tragique témoignant de la part de Bonello d'une maîtrise évidente des symboles, chose nécessaire lorsque l'on traite du politique qui par définition incarne le poids des idées et symboles sur le monde concret.


De fait, c'est dans ce cadre là que nos terroristes choisissent d'attaquer les symboles du pouvoir régalien, de la liberté et la finance. Agir en détruisant les images, les apparences, les icônes. En ce sens la pertinence de Nocturama ne peut se limiter à la compréhension d'un sentiment ambiant. Par ce tableau aussi touchant que déstabilisant on peut y voir une mise en garde. Une démarche qui nous rapprocherait ainsi de La Boétie, (jeune auteur auquel se réfère Bonello). Ce dernier tentant également de comprendre l'action ou plutôt l'inaction politique des individus, incitant consciemment ou non à une remise en question.
Dans ce film on parle peu. Les décors, les visages et plus généralement les symboles sont suffisamment explicites pour saisir la portée de l'oeuvre. Il n'y pas de place pour l’ambiguïté ici. Bonello nous livre une oeuvre claire, saisissante, poignante, sans compromis, fondée sur un ressenti qu'il n'est pas seul à éprouver.


Véritable chant du crépuscule, Nocturama se pose quasi instantanément comme un chef d'oeuvre en cette année 2016. Plus encore, il semble destiné à devenir un de ces films ayant marqué une époque, témoignage d'un temps et de ses maux. Un film nécessaire à mon sens, un film qui importe. Le spleen de toute une génération dévoilant par l'art sa misère comme sa beauté, son pouvoir destructeur mais aussi sa volonté de puissance.


Nocturama c'est alors un cri de rage, de détresse, de désespoir, mais avant tout un appel à l'aide (les derniers mots du film). A bon entendeur.

Chaosmos
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le 10 sept. 2016

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