« La vertu du catch, c'est d'être un spectacle excessif. On trouve là une emphase qui devait être celle des théâtres antiques ». C’est par ces phrases que Roland Barthes commence son texte sur le catch (publié dans le recueil Mythologies) ; rédigé entre 1954 et 1956, il traduit l’intérêt (surprenant) que porte l’auteur à ce sport de foire. Barthes, plus habitué au Collège de France qu’aux salles glauques de province décrypte ce spectacle, le compare et révèle sa raison d’être : « Il s'agit donc d'une véritable Comédie Humaine, où les nuances les plus sociales de la passion (fatuité, bon droit, cruauté raffinée, sens du « paiement ») rencontrent toujours par bonheur le signe le plus clair qui puisse les recueillir, les exprimer et les porter triomphalement jusqu'aux confins de la salle. On comprend qu'à ce degré, il n'importe plus que la passion soit authentique ou non. Ce que le public réclame, c'est l'image de la passion, non la passion elle-même. Il n'y a pas plus un problème de vérité au catch qu'au théâtre. Ici comme là ce qu'on attend, c'est la figuration intelligible de situations morales ordinairement secrètes.»

Tombé par hasard sur ce texte il y a trois ans de cela, ce fût non seulement ma découverte de Barthes (et quelle découverte !!) mais aussi une toute nouvelle perception du catch. A l’annonce de la première mondiale du film « Nos héros sont morts ce soir » dans le cadre de la semaine de la critique, j’étais donc impatient de découvrir le travail de David Perrault avec, comme acteurs principaux, Denis Ménochet et Jean-Pierre Martins.



Synopsis : La France du début des années 60, c’est la guerre d’Algérie, De Gaulle, la clope et le verre de rouge dans les bistrots, le cinéma « de papa » et l’apogée du catch. Viré de la Légion, Victor, aidé par son ami Simon, tente une reconversion dans le catch. Il doit jouer le rôle du salaud, du catcheur au masque noir que la foule hue tandis que Simon a déjà son rôle de justicier au masque blanc.

Souffrant d’avoir toujours été considéré comme un raté, Victor demande à son ami d’intervertir les rôles pour connaître enfin les applaudissements du public. Emporté par son besoin de reconnaissance, Victor ne respecte pas son contrat en oubliant de se coucher. On découvre alors l’envers du décor et le milieu mafieux qui gravite autour du catch...



Critique : S'intéresser à une époque charnière par le prisme d'un sport-spectacle à son apogée quoique bientôt disparu est un des choix les plus intelligents qu'il m'ait été donné de voir ces dernières années. Le Spectre, l’Équarrisseur de Belleville ou encore (et surtout) l'Ange blanc sont autant de héros anonymes qui ne survivront pas à cette époque. On plonge dans une période obscure, mythique et déjà effacée de nos mémoires.
Le catch, avec son esthétique de super-héros, son manichéisme assumé et ses paris truqués forme un cadre parfait pour explorer ce qui se cache sous ce masque et dans le public.

Pour illustrer cette mélancolie d'une époque révolue, on peut citer Daniel Picouly :"Quand j'étais gamin, le Petit Prince c'était un catcheur. Une manière de double vie. Un CDD alimentaire en collant blanc de danseur étoile avec éponge dans le slip. Dame ! même les héros transpirent. Une fois par semaine à la télévision de Roger Couderc, le Petit Prince affrontait les méchants en noir et blanc. C'était du temps où l'axe du mal allait de Bollet à Delaporte en passant par le Bourreau de Béthune. Une époque où le coup de pied chassé, l'arm-lock et le double Nelson faisaient office de figures de rhétorique et d'armes de destruction massive. Les aventures du Petit Prince suivaient un schéma narratif immuable en deux manches et une belle : après qu'on eut tremblé pour lui, le Gentil faisait toucher les épaules du Méchant. L'arbitre comptait. Un !... Deux!.. .Trois .Out! Et on apprenait définitivement que le catch, c'est comme le théâtre, sauf qu'on frappe les trois coups à la fin."Cinquante ans après, il est réellement difficile de s'imaginer l'ampleur que prenait cette passion pour le catch dans une France d'après-guerre. Nos héros sont morts ce soir proposent justement de faire revivre ce monde l'espace d'une petite heure et demi.

Le problème dans ce film, c'est que la France des années 60 est réduite à son minimum : un bistrot parisien, un jukebox, un discours de De Gaulle et son vocabulaire. Si cela permet de restreindre les lieux, on aurait souhaité d’autres références pour une immersion totale. Après tout Perrault souhaite bien transporter son spectateur dans un changement d’époque, entre la France d’après guerre et la fin des 30 Glorieuses. Disons que d’autres films réussissent à imprimer la marque d’une époque alors l’œuvre de Perrault pourrait presque se dérouler vingt ans après.

L’élément le plus décevant de ce film est, à mon sens, le choix dans la texture de l’image. Cherchant à éviter toute granularité, Perrault a embarqué sa plus belle caméra numérique et nous livre une image lisse, léchée, sans aspérité. Cela m’a (vraiment) bloqué dès les premières scènes puisque, comme ni Perrault ni moi n’avons connu les années 60, nous connaissons cette époque par la photographie et les films de l’époque. L’image est donc marquée, reconnaissable, et ne pas tenir compte de cela revient à se créer une contrainte supplémentaire pour plonger le spectateur dans l’ambiance de ces années-là.

Perrault concourait avec ce film pour la Caméra d’or (premier film sélectionné à Cannes), on retrouve dans « Nos hérons sont morts ce soir » un défaut propre au vrai cinéphile, les influences sont présentes, parfois trop. On sent l’envie de faire revivre Lino Ventura ou Jean Gabin (clin d’œil avec la Légion) avec des acteurs fort en gueule, l’image lissée d’un Tetro, le ciné « de papa » de Franju ou encore l’ambiance du ring comme dans Le baiser du tueur. Perrault en rajoute une seconde couche avec Nerval, Hamlet et Gainsbourg. La multiplication des références n’est pas systématiquement mauvaise (voir J’ai toujours rêvé d’être un gangster ou La Jetée) mais, dans ce cas précis, elle laisse un goût d’inachevé. Convoquer ainsi Nerval pour ne pas exploiter plus sa folie est dommage (la clinique du Docteur Blanche, son suicide dans un Paris enneigé,…), Gainsbourg possède un répertoire plus riche (il suffit de penser au film La boca del luppo qui exploite parfaitement L’eau à la bouche) et l'on a peine à cacher notre déception quand le thème de l'Autre n'est qu'effleuré à la va-vite.

De plus, on pourra regretter que les intrigues secondaires (la Légion, les relations amoureuses de Simon, l’amitié des deux gaillards, …) ne soient pas plus exploitées, car en l’état elles ne mènent nul par et restent complètement superflues. Le film hésite entre le film d'époque et les thèmes survolés.

Il s'agit finalement d'un film autant bourré de défauts que d’envie et d’idées à peine exploitées. On sent la richesse de l’œuvre affleurée mais l’alchimie ne prend pas, le gâchis est patent et la déception réelle. Dans une interview, Perrault affirme que le catch n’est qu’un moyen pour travailler sur la problématique de l’autre. Peut-être que s’il avait considéré plus au sérieusement cet aspect du film, il aurait su donner à son œuvre le réel souffle qu'il mérite tant !
Achab137
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le 2 juin 2013

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Achab137

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