Santiago dormait contre la Cordillère des Andes, sous des ciels étoilés dune densité surréelle. C'était quand Patricio Guzmàn vivait dans son "maigre" Chili et que les présidents s'y promenaient encore sans escorte. Puis l'expérience socialiste a été balayée, Pinochet est arrivé et le Chili est entré dans le mouvement violent de l'Histoire. La démocratie s'est effondrée, Pinochet a assassiné, Guzmàn comme un million d'autres s'est exilé et le Chili a été frappé d'amnésie.
Le film commence dans l'intimité mélancolique d'une enfance révolue et d'un passé perdu, mais "Nostalgie de la lumière", qui emprunte son titre à l'ouvrage d'un astronome, dépasse le récit intime et politique pour une quête plus grande, celle des origines du Tout. On voit les choses qui ne sont pas ; on voit des lumières qui ne sont plus. A l'échelle des astres, le présent n'existe pas, ou alors un présent absolu qui n'est que dans la tête de l'homme avec toujours ce décalage de la connexion de la pensée à la main. Depuis l'Espace, une seule tache brune visible à la surface bleue de la Terre : le grand désert d'Atacama, au nord du Chili. Le désert le plus désert, le plus vide, le plus inhabité qu'a choisi de filmer Guzman dont il fait le lieu de conjonction de tous les passés, la croisée de tous les destins, le lieu central de la conscience et de la mémoire humaines, l'endroit secret où l'homme rompu par la société peut trouver la chance de se renouer au monde. Au milieu du désert d'Atacama, des astronomes, dans le plus grand centre astronomique de la planète, scrutent le ciel à travers des lunettes gigantesques qui trouent les coupoles ouvertes d'étranges blancs minarets se découpant sur le paysage rouge. Leur seule religion : la question du mystère universel. A leurs côtés, des archéologues, tête en bas, fouillent le sol à la recherche de l'Histoire d'un territoire. A l'infiniment grand se joint l'infiniment petit et ce passé plus récent, honteux, qu'on masque, celui du Chili sous la dictature de Pinochet. Aux astronomes, aux archéologues succèdent les dernières femmes de Calama sondant elles aussi l'immensité du désert où ont disparu leurs proches vaporisés par la répression. Des bribes de squelettes, un pied dans sa chaussure et sa chaussette rouge foncé, un morceau de mâchoire, des éclats de crâne, ce qui reste du charnier de Pisagüa, du camp de concentration de Chacabuco poussé à force de barbelés sur le site d'anciennes mines esclavagistes, car le désert d'Atacama a aussi permis ces deux grandes plaies de l'humanité, tandis que la transparence de son ciel et l'aridité de son sol en font un lieu privilégié de préservation de la trace universelle et humaine. Quel lien entre les astronomes, les archéologues et les femmes de Calama ? A priori aucun. C'est là qu'intervient le génie de Guzman, dans un film qui n'est ni tout à fait engagé, ni strictement documentaire, qui n'est pas une fenêtre sur la réalité mais une représentation poétique et philosophique. Dans ce désert à la beauté sidérante, Guzmàn crée des liens insoupçonnés, inattendus, intelligents entre la quête céleste des uns, la quête géologique des autres et le devoir de mémoire des unes. Trois passés qui se complètent, dans le palimpseste du ciel, dans les strates du sol, dans la mémoire vivace de femmes qui veulent qu'on se souvienne d'un Carlos Vargas, d'un Alfonso Araya et de tant d'autres abandonnés par la mémoire collective. Chaque os de chaque corps contient le même calcium que celui qui forme les corps célestes depuis le Big Bang. La blancheur d'os a la même origine chimique que les formations laiteuses des étoiles. Hommes et astres mus par une même énergie ontologique à l'oeuvre dans l'univers. C'est un véritable essai cinématographique, un "chant stellaire pour les morts", un sommet de poésie cosmique qu'offre Guzman au spectateur en apesanteur dans son fauteuil. Derniers mots du film, par la voix off du réalisateur : "Chaque soir, lentement, impassible, le centre de la galaxie passe au-dessus de Santiago" qui ne le sait pas. Une leçon aussi : tirer de la vie ingrate, de la laideur des hommes, un espoir et une sérénité lumineuse dans la contemplation d'un monde plus grand que nous mais qui nous contient et où l'on peut trouver sa place, comme l'astronome, les pieds ici, la tête là-haut, et qui a le sommeil tranquille. Une sorte de "2001, l'Odyssée de l'espace" à hauteur d'hommes et pour l'amour de l'attachement à une terre particulière, celle du Chili. La mémoire a une gravité, dit Guzmán.

Sabine_Kotzu
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le 9 avr. 2020

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