Attention : la critique comporte quelques spoilers.


Le trou, sombre et profond ; depuis les temps anciens sa noirceur perdure.


C'est sur un trou que s'ouvre Onibaba. Tapi dans les roseaux, il bée. Ce qu'on y jette ne saurait le combler. Il est là depuis les temps anciens. Il sera là lorsque le vent sera redevenu le seul à faire ondoyer le marais.


Il n'est pas seul, cet insatiable trou. Il en est d'autres, plus éphémères, qui s'agitent à l'entour. Béance de l'estomac, béance du sexe. A peine satisfaits, voilà ces appétits déjà renouvelés, accrus. Vivre, c'est manquer, courir, souffler un instant, puis manquer à nouveau. Seuls les ossements blanchis reposent, enfin, à l'abri de l'encore.


Eta des lieux


Au-delà des roseaux se construit, paraît-il, l'Histoire. Mais l'enjeu des querelles politiques échappe aux quelques négligeables restés au pays, ainsi qu'aux paysans enrôlés de force. Leur allégeance, au travers des aléas des batailles, reste fermement attachée à leur propre personne.


Une fois les hommes valides partis, elles sont deux à être restées dans la maison isolée. La belle-mère et la bru. La vieille (à qui le titre du film fait référence) et la jeune. Un gel inattendu a détruit les récoltes, aussi une nouvelle routine s'est-elle installée pour les deux anonymes. Les gestes ont changé, la moisson aussi. Ce ne sont plus des semences qu'elles enfouissent pour en vendre la récolte : ce sont des corps qu'elles cachent en terre, non sans les avoir dépouillés de leur fruit. « Katana à vendre ! », tel est désormais leur petit commerce. Armes et armures, état quasi neuf, contre riz et millet.


Cet équilibre bascule avec l'arrivée d'Hachi, voisin et déserteur. « Où est mon fils ? Où est mon mari ? » demandent-elles. Kichi n'est plus. Voilà la vieille sans enfant ; voilà la jeune veuve. Le lien qui les unissait s'estompe déjà... d'autant que le désir du rescapé est manifeste et trouve bientôt, après une brève réserve, écho chez la jeune femme.


Why so serious?


Alors que sa bru court chaque nuit à travers les roseaux, le feu aux tempes pour rejoindre la couche d'Hachi, la vieille rumine sa solitude et sa peur. C'est alors qu'apparaît le samouraï au masque d'oni. Questionné sur son apparence démoniaque, le jeune bushi multiplie les justifications, sans qu'aucune, du renom, de la force ou de la beauté ne l'emporte.


Au fond du gouffre, le visage du jeune homme, d'invisible, devient présage indéchiffré.


...mais c'est un roseau pensant


On pourrait voir dans Onibaba une peinture stricte de l'animalité humaine. Ses personnages, pourtant, n'y sont pas réduits à leurs pulsions. Certes, le diktat des appétits est sans appel. Certes, l'on est tiré tout autant que l'on court d'une hutte à l'autre, à la périphérie du trou primordial que le spectateur guette sous chaque pas, derrière chaque roseau. Et pourtant...


La dernière partie du film reprend fidèlement la trame d'une parabole Shinshū, celle du Masque effrayant la belle-fille. Il y a donc derrière ce récit, non seulement une excellente histoire à apprécier, mais encore une réflexion à mener.


Comprenant que ni la raison, ni la menace d'une hypothétique damnation ne suffiront à détourner sa bru de ses appétits charnels et de son affection naissante pour Hachi, la belle-mère entreprend de se grimer en démon pour la contraindre à rester sous le toit familial... Jusqu'à ce que les raisons avancées par le précédent propriétaire du masque fassent place à la vérité.


Désormais, le rapport de force entre la vieille et la jeune fille s'inverse ; les supplications et les remontrances changent de bouche.


Le film pourrait s'acheminer pesamment vers une morale explicite, mais il a l'intelligence de s'en abstenir, comme le font les meilleures fables. Malgré quelques retournements intéressants (Hachi, le déserteur ayant échappé à la vindicte des paysans qu'il voulait détrousser est assassiné par un maraudeur fouillant dans sa cahute) le film ne s'achève pas, comme on aurait pu l'anticiper, par une chute envoyant l'une ou l'autre protagoniste rejoindre ses victimes. La course se poursuit hors-champ avec un cri qui nous renvoie, peut-être, aux limites et aux contradictions de notre propre humanité.


Nô man's land


Certains critiques apparentent Onibaba au théâtre nô, tant en raison du recours au masque hannya, traditionnellement utilisé pour exprimer la jalousie féminine dans cet art, que pour l'intensité des scènes du film. N'étant pas connaisseur, je me contenterai de souligner la remarquable maîtrise du noir-blanc et des lumières. Face à la caméra de Kaneto Shindo, les visages des acteurs ont une énergie qui rappelle celle de l'expressionnisme allemand des années vingt. Indépendamment de son récit coup de poing, de son univers poisseux, la forme d'Onibaba est également un tour de force.


Un film remarquable à tous points de vue, une gifle qu'on aurait tort d'esquiver.

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le 10 mars 2016

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NotQuiteDead

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