Être soi ou être ce que l'on veut qu'on soit, telle est la question.

"Hamlet (...) c'est l'histoire d'une jeune fille, Ophélia, délaissée par Hamlet et dont le père est assassiné par ce même Hamlet, qui devient folle, et qui meurt noyée. (...)
C'est l'histoire de la mort d' Hamlet.(...)
Mais Hamlet de Shakespeare (...) est une histoire qui n'en finit pas. (...)
Plus encore que pour quelque autre texte, on peut dire que personne, jamais, n'a mis ni ne mettra en scène Hamlet.
Plus encore que pour quelque autre texte, on peut dire que personne, jamais ne l'aura seulement lu", écrit Daniel Mesguich dans la préface à sa traduction de l'oeuvre la plus célèbre de l'Histoire du théâtre. En d'autres termes, on n'a jamais fini de lire, d'adapter, de traduire et de réécrire le chef-d'oeuvre de Shakespaere, que l'on soit quidam, professionnel du théâtre ou sauvage d'une tribu d'Afrique rencontrée par Laura Bohannan.
L'idée d'une ré-écriture d'Hamlet, l'une des pièces majeures de Shakespeare, génère donc toujours de la curiosité. Plus encore lorsqu'on apprend que cette ré-écriture est axée sur la figure d'Ophélie qui a su inspirer tout au long des siècles la peinture, la poésie, et bien d'autres arts ! L'idée est alors très intéressante ! Mais à l'heure du mirage MeToo, du rejet de l'Homme, des figures féminines qui ont marqué l'Histoire au services d'obscures misandres qui cherchent la lueur des projecteurs, cela génère aussi, naturellement, de l'inquiétude.


Alors, Ophelia: être ou ne pas être ? Laisser vivre ou laisser mourir ?
Clairement laisser vivre, indubitablement être, tant ce film est beau et bon et cela, malgré la récupération inévitable de MeToo qui parasite minoritairement le film, ne saurait gâcher le plaisir de visionnage et ne ternit que quelque peu le style de ses étonnantes retrouvailles avec le Prince du Dannemark depuis la croisée de sa bien-aimée.


I- "The play is the thing": Esthétique picturale et théâtrale


Le point fort de ce film réside avant tout autre aspect dans son esthétique. Formellement très étudié, formellement ravissant, formellement savant, formellement renversant, Ophelia interpelle et attire le regard. À l'image de son étonnante affiche où Ophélie porte une robe bleue à motifs herbacés sur fond bleu à motifs herbacés. Comme si elle se fondait dans le décor et, dans le même temps, se distinguant du bleu sombre par le bleu clair, comme si elle sortait du décor. Elle rappelle assez les sorcières des tentures d'une autre pièce célèbre de Shakespeare: Macbeth.
Ophelia, c'est donc une galerie de tableaux vivants qui suivent les personnages de la tragédie danoise, comme autant de fenêtres sur des destins qui se jouent, au sens propre comme au sens artistique.
Le plus frappant, c'est l'esthétique pré-raphaélite du film qui cite Millais, Waterhouse, Rossetti dans le coup de pinceau ! Les personnages sont vêtus comme ceux de leurs tableaux - Ophélie ressemble à ces fées et ces princesses solitaires et rêveuses dans leurs longues robes bleues à manches pendantes, à la Burne-Jones -, sont coiffés comme eux, sont maquillés comme eux - Ophélie peint son regard à la manière des femmes de ces tableaux -, évoluent dans des décors semblables à ceux dans lesquels vivent ces personnages. Quoi de plus indiqué quand on sait combien l'oeuvre de Shakespeare, de La Tempête à Hamlet, a inspiré le pré-raphaélisme ?
Mieux que cela, certaines et certains tableaux pourraient presque se calquer les uns sur les autres: le film s'ouvre d'ailleurs sur une parfaite et stupéfiante reconstitution du célèbre Ophelia de John Everett Millais, le plus attendu quand on parle pré-raphaélisme et que l'on axe sa ré-écriture d'Hamlet sur la figure d'Ophélie. Citons aussi les scènes de songeries sous les arcs ou au bord des fenêtres, synthèses de toutes les représentions répondant au topos de la rêveuse pré-raphaélite. Ou encore, mieux encore, la reconstitution plus vague, amusée et partiellement détournée de l'Hylas et les Nymphes de Waterhouse, qui a tant fait parler de lui dans les musées anglais ces derniers temps. Quand elle se baigne ou s'apprête à le faire, elle sort des cadres de Waterhouse, quand elle meurt, elle rejoint celui de Millais.


Pourtant, comme le rappelle Daniel Mesguich dans la préface déjà citée, Hamlet constitue la "matrice de tout théâtre (de celui, même, qui lui est antérieur)". Hamlet, aux yeux de beaucoup, c'est ce personnage sombre tenant à la main un crâne auquel il semble s'adresser. Hamlet, c'est le prince qui cherche à piéger un assassin au moyen d'une pièce de théâtre, préparant les guets-apens non moins théâtraux de l'Inspecteur Columbo. Hamlet, ce n'est pas comme vous voulez, tout son monde est un théâtre !
Alors, Ophélie se ré-empare-t-elle du crâne pour affirmer la force des femmes pour plaire à un féminihilisme très actuel ? Non ! Mais théâtre il y a et de manière ô combien plus ingénieuse !
Car tout dans cet Ophelia est également théâtre, la constante représentation de la sphère publique et les coulisses de la sphère privée. Et quand les deux se mêlent en un piège immonde de Claudius, Hamlet et Ophélie chuchotent avec sincérité et se parlent haut pour jouer la comédie aux voyeurs. Les plans, très étudiés, cumulent les rideaux de théâtre autour desquels se meuvent les personnages comme dans un ballet crypté. L'un des meilleurs exemples est la scène où Ophélie confesse son amour pour le prince à son père dans un décor métaphoriquement assimilé à un confessionnal, comme l'on fait au théâtre. L'une des meilleures preuves de cet hommage réussi à la nature essentiellement théâtrale d'Hamlet, c'est encore que le passage le plus fidèle à la pièce est justement le passage où l'on joue une pièce dans la pièce.
D'ailleurs, pour la majorité de ce qu'il présente, ce film s'enferme dans le grand château qui constitue le lieu unique d'une scène de théâtre.


II- "Il faut cultiver son jardin": le message du film


Ophelia commence et s'achève avec ces mots qui semblent à juste tire un poncif de la ré-écriture qui s'auto-justifie: "Vous connaissez peut-être l'histoire mais vous ne connaissez pas mon histoire". Pourtant derrière cette apparente simplicité se dissimule tout le message du film.


Dès le début, les plans pensés comme des tableaux rivalisent d'astuce pour placer l'ensemble des personnages dans un cadre dans le cadre et pour exclure Ophélie de ce cadre: Ophélie est l'éternelle solitaire, née dans un monde qui ne lui ressemble pas, la libre-penseuse. C'est pourquoi elle attire l'attention de la Reine, qui reconnaît en elle un être à part, plus intéressant que la masse compacte de la foule pétrie de pensée unique. Ophélie n'est pas une femme, Ophélie n'est pas une héroïne, Ophélie est Ophélie.
Libre penseuse, elle a toujours le regard projeté vers l'horizon, par la fenêtre: elle seule semble songer à explorer les sentiers battus qui mènent aux étangs et plus loin encore au reste du monde. Dans ce lieu clos, le Mal règne: on cherche le pouvoir, on se jalouse, on veut être Roi ou Reine, les sexes sont en guerre. Ce lieu clos est incarné par Claudius, impérialement interprété par un Clive Owen haïssable à souhait ! C'est un lieu froid, un lieu de haine et d'intolérance. Certes, MeToo oblige, c'est aussi ... it's a meeeen's world ! Mais ce n'est pas bien gênant.
Tout du long, Ophélie cherchera à quitter ce monde, faisant siens les mots d'Hamlet lui-même: "Il y a plus d'étoiles dans le ciel et sur la terre que n'en rêve votre philosophie". Elle cherchera d'ailleurs à persuader Hamlet à la suivre sur cette voie mais Hamlet, perverti par la libido dominendi, ne pourra la suivre.


La fin présentera ainsi Ophélie explorant la terre, le soleil en fond dans une esthétique proche des oeuvres de Louis Janmot. On regrettera seulement que son enfant, qu'on devine être celui d'Hamlet, qui incarne l'espoir de nouvelles générations affranchies des combats idéologiques de la ville et tournées vers la nature, soit de sexe féminin et non ce qui reste du Hamlet philosophe qui a guidé malgré lui Ophélie jusqu'à ce sanctuaire.


Tout l'intérêt est là: il ne faut pas écrire l'Histoire mais son histoire, ne pas chercher une voie dans le mondain mais cultiver son jardin.


III- "Que vois-je ? chez les morts compte-t-on de l’argent ?" : La distribution des rôles


À toute señora, tout honneur: commençons par Ophélia.
La belle solitaire est incarnée avec franchise et pudeur par Daisy Ridley, que l'on connaît mieux pour son rôle de Rey Palpatine dans la Dyslogie Star Wars. Si le choix a pu en surprendre ou en inquiéter quelques uns, la jeune actrice brille dans le rôle et parvient à nous transporter dans le château d'Hamlet et les grandes prairies qui s'en éloignent. Tout le film, en réalité, c'est elle qui le porte vaillamment et majestueusement sur ses épaules avec talent.


À tout seigneur, tout honneur ensuite: traitons d'Hamlet.
Dans la volonté de mettre le héros éponyme à l'écart, on a choisi le jeune George MacKay, pas encore connu pour son rôle de soldat dans le 1917 de Sam Mendès. Le jeune homme brille dans le rôle, quoique juvénile, sait trouver la juste place d'Hamlet dans l'aventure d'Ophélie.


On oublie bien souvent le pauvre Laërtes, frère d'Ophélie et assassin d'Hamlet, qui a tout de même de l'importance dans cette histoire. Peu exploité, étant pourtant le frère de l'héroïne, il est joué avec flegme, rage, talent et bon dosage par un Tom Felton qui nous fait oublier son rôle de Drago Malefoy.


Sans revenir sur ce qui a été dit et sans prévenir ce qui sera dit ici de Claudius et Gertrude, saluons les prestations de Clive Owen (Le Roi Arthur) et Naomi Watts (Mulholland Drive), méconnaissables.
Cheveux longs et noirs, brutal et terrifiant, le premier interprète un Claudius dépourvu des aspérités de ses prédécesseurs mais pensé pour incarner un mâle mal aux multiples visages métaphoriques. Belle à se damner, laide à reculer d'effroi à la fois mais toujours touchante, la seconde nous étonne dans un double rôle, celui de la Reine revu et corrigé à la façon d'un mythe plus français porté par Hugo et Dumas.


Un casting convenable pour des prestations éblouissantes qui permettent d'excuser quelques maladresses d'écriture de certains personnages.


IV- Et in Arcadia ego : "Il y a quelque chose de pourri au royaume de Danemark"


Si Ophelia prône la liberté d'esprit, le libertinage idéologique, ce qui fait tout son charme, il ne peut échapper au féminihilisme moderne est se voit imposer aussi dans sa ré-écriture les dames de cour.
Ainsi, on déplore ce Claudius qui - quoiqu' impérialement campé, se fait l'effigie du croque-mitaine nommé masculin toxique. Cela en fait un personnage bien plus manichéen que l'original qui respire la vilenie dès les premières secondes du film, sans que personne - excepté Ophélie, bien-sûr - ne s'en insurge ou ne s'en inquiète: c'est un peu le Chevalier de Pardaillec par Les Inconnus. Pour forcer ce trait déjà bien caricatural, Claudius ajoutera à ses forfaits.
On déplore le lieu commun de l'héroïne qui s'affranchit en se coupant les cheveux à la garçonne qui ruine toute l'esthétique préraphaélite quelques instants en fin de métrage.
On déplore aussi la création d'une soeur jumelle guérisseuse et sorcière de la Reine, servant uniquement les aspects les plus iconoclastes de la ré-écriture, comme par exemple l'allégorie du personnage de Naomi Watts femme soumise et femme affranchie, avant et après sa relation avec Claudius, qui se fait, lui, l'allégorie du masculin toxique, qui rejette et détruit la femme psychologiquement et socialement.
On déplore toujours dans la Reine, malgré le bon jeu de Naomi Watts, la ré-écriture de la mère buvant à la coupe empoisonnée en se sacrifiant pour sauver son fils en femme en pleine prise de pouvoir viril, qui s'empare plutôt de l'épée de Claudius pour le pourfendre et se pourfendre avec. La coupe et l'épée ayant leur symbolique, on peut dire que la symbolique y perd ce que le message metooïste y gagne.


Mais finalement qu'importe ce pourrissement puisque la métamorphose christique d'Ophélie en a besoin pour se justifier comme une eau salvatrice, qui lave de ce monde véreux, permettant de renaître à nouveau et se tourner vers un monde nouveau, une terre vierge, inconnue, où tout est à découvrir, à reconstruire, autrement.


Car, oui, pour les curieux et les curieuses qui seront venus lire ce qui se situe ici: Ophélie survit à sa mort littéraire dans cette version cinématographique.
Alexandre Dumas disait que l'on pouvait violer l'Histoire dès lors qu'il n'en sortait pas une oeuvre stérile: c'est le cas ici, Ophelia offrant une belle imitation visuelle d'un courant pictural et un beau message arc-bouté contre le fanatisme de notre époque.


Plutôt que déplorer le féminisme hystérique latent imposé, on saluera la façon dont le film s'en empare et s'en défait pour respecter un cahier des charges idéologique tout en mettant son message libérateur en application.


Ophelia est donc un beau livre d'images vivantes et un bon traité de liberté intellectuelle et idéologiques que je recommande mais qu'il vous est permis de ne pas aller voir: écrivez votre histoire!




PS: plus littéralement, je vous engage en commentaire à écrire votre version d'Hamlet centrée sur le personnage de votre choix - hors Hamlet, ben-sûr !

Frenhofer
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le 22 avr. 2020

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