Bong Joon-ho livre un véritable constat sociologique de la société coréenne, et ce de façon aussi engagée que virtuose, ainsi que jouant sur les genres. Le film change de registre constamment, mais de façon très naturelle et cohérente par rapport à son propos, et c'est pour le grand plaisir de nous autres, spectateurs, autant amusés qu'horrifiés par ce qu'on nous donne à voir. La fracture sociale dépeinte par Bong Joon-ho dépasse les frontières de sa péninsule d'origine, les rapports de classes décrits sont universels dans la société capitaliste actuelle.


La métaphore des insectes est abordée de façon intelligente et sans forcer. On comprend que le parasite éponyme du film sert à illustrer les rapports humains, dans lesquels on considère l'autre comme étranger à soi, à ses intérêts, et donc, à éliminer (aliénation de l'espèce humaine, de Marx: les hommes dans la société capitaliste sont aliénés les uns des autres, ils ne se voient que comme rivaux ou obstacles à leur liberté). La famille Ki peut être vue comme de la vermine pour l'opulente famille Park, comme des parasites (image de Ki-taek, le père, rampant sur le sol dans le noir pour échapper au regard du couple Park; essaye de faire plus insecte que ça!). Le propos du film, entre autres, c'est que la classe inférieure est réduite à des insectes, à des nuisibles pour la classe supérieure. La famille Ki se comporte en effet comme des insectes, en s'invitant (ou s'immisçant plutôt!) chez les riches ils vont essayer de renverser l'ordre social établi, motivés par la rancœur et le sentiment d'injustice, qu'ils vont transformer en énergie furieuse et vitale (leurs vies en dépendent)!


Rien n'est pas entièrement maîtrisé par le réalisateur, tout est fait sur mesure. Dès les premières secondes Bong Joon-ho montre ce qu'il veut montrer, et ce, par un seul mouvement de caméra: on est d'abord au niveau de la rue, puis la caméra redescend au niveau de l'entre-sol qui sert de maison à la très pauvre famille Ki. Ils sont tout en bas de l'échelle sociale, ils sont donc filmés en dessous du niveau de la rue. Ca va servir de contraste avec la demeure des Park, juchée en haut d'une des collines de la ville. Alors quand dans Snowpiercer les classes sociales étaient l'une à côté de l'autre de façon horizontale, dans Parasite c'est bien une verticalité qui séparent les deux familles. Pendant tout le film, les différences entre les Ki et les Park vont toujours être montrées de façon subtile et intelligente, comme elles sont, par exemple, abordées vers la fin avec le besoin d'un "plan" pour s'en sortir.


A la fin du film, le montage en parallèle entre l'inondation, et ses conséquences pour les Ki, et l'organisation de la fête des Park, est super bien fait. On voit à quel point, certains mots/objets n'ont pas du tout la même signification selon notre place sur l'échelle sociale. Toute cette séquence de l'inondation est absolument glaçante, elle est à la fois magnifique visuellement et terrifiante par ce qu'elle raconte. La pluie a remis à la sa place les Ki, qui se prenaient pour plus riches qu'ils ne sont, ça les a "nettoyé" de leur fantasme, en quelque sorte. Bong Joon-ho enchaîne les prouesses techniques et les plans ultra stylisés pendant l'inondation. Y a par exemple cette transition entre le niveau de l'eau qui monte dans l'entre-sol et la rue totalement inondée, filmée en plan zénithal (magnifique) avec la caméra qui suit les personnages essayant de sortir de cet enfer.


D'autres séquences du film sont à couper le souffle, et d'autres encore multiplient les prouesses techniques, mais il faudrait que je revoie le film pour en parler. En tout cas, le propos du film est souvent illustré par la forme, et pas seulement le fond, les deux étant toujours alliés pour former une critique efficace et non manichéenne du système capitaliste de classes sociales. Je dis non manichéenne, parce que contrairement à d'autres films de Bong Joon-ho, la critique est plus subtile et nuancée. Les membres de la famille riche sont loin d'être détestables, l'argent les a juste rendu un peu ignorant et déconnecté d'une réalité sociale bien loin de leur train de vie. La famille pauvre c'est pas non plus les good guys de l'histoire, ils sont malhonnêtes, méchants (mais en même temps, comme le dit la mère, elle aussi serait gentille si elle avait les moyens de l'être), manipulateurs, et égoïstes (ils font virer des employés respectables qui ne leur ont rien fait). Mais en même temps, ils n'ont pas le choix, le système est tel qu'ils sont obligés de faire ce qu'ils font pour s'en sortir, même si ça veut dire éliminer leurs "adversaires" (de la même classe sociale) parce que leurs intérêts immédiats divergent. D'ailleurs, Bong Joon-ho reprend le concept marxiste de "classe en soi" (les prolétaires, ici les Ki et la gouvernante et son mari) opposé à "classe pour soi" (la bourgeoisie, ici les Park). Les pauvres se battent entre eux, ils forment une classe sociale aux intérêts divergents à court terme, ils sont fait adversaires par le système capitaliste. D'ailleurs, c'est assez parlant qu'ils se battent (avec la gouvernante et son mari) dans le sous-sol des riches!


Bon y a mille autres détails sur les classes sociales, les passer en revue n'apporte pas grand chose, mais c'est à chaque fois super bien fait. Aussi, il faut quand même parler de l'odeur, très intelligemment utilisée par Bong Joon-ho pour montrer le mépris social (un peu déguisé et caché mais flagrant quand même) que les riches ont pour les pauvres. Ca sert également à illustrer comment les pauvres peuvent subir l'humiliation de la part des riches, ca sera notamment ça qui déclenchera la pulsion de Ki-taek, le père de famille, de planter un couteau dans M. Park (lui se bouchant le nez au moment où il soulève le corps du mari de la gouvernante), ça sera l'ultime humiliation.


Bon, il y a de quoi discuter pendant des heures tellement le film est riche, que ce soit dans les concepts qui l'aborde ou dans les détails qui sont parsemés tout au long du film pour illustrer son propos. Mais pour moi, la vraie force du film c'est son côté inclassable, il est totalement unique. Le caser dans un genre particulier serait une erreur. Il est autant une comédie et un film social qu'un drame, il prend également des allures de thrillers et finit en tragédie, avec sa fin chaotique tellement pessimiste. La réalisation est à la fois spectaculaire et méticuleuse, et se met au service d'un scénario extrêmement intelligent, qui permet un changement complet de registre avec un twist au milieu du film. A partir du moment où on découvre l'existence du sous-sol bunker, le film se métamorphose complétement en thriller haletant, alors qu'il se contentait d'être une farce sociale et une sorte de film d'arnaque jusqu'alors. Y a notamment cette scène totalement horrifique (filmée en plan séquence!), où on descend les escaliers vers le sous-sol, à partir de ce moment là la tension ne va pas retomber, et ce, jusqu'à l'explosion finale.


Bref, le film est un chef-d'œuvre, c'est le meilleur film de Bong Joon-ho (et sans doutes mon préféré de sa filmographie, alors que j'adore tout le reste). Palme d'Or entièrement méritée, le film est là pour rester!

Thrumb0
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le 17 avr. 2020

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