« The sky is still empty, / The rose is still / On the typewriter keys.»


Les simples mots de Jack Kerouac résonnent toujours dans mon esprit lorsque Paterson quitte sa petite maison, traversant dans le doux mutisme de son quotidien la porte rose. Paterson de Jim Jarmush ne se préoccupe pas du ciel, il le filme peu, parce que ce qui l’intéresse ce n’est pas cet impossible lieu mais la ville, le quotidien, la terre et ses milles couleurs. Pourquoi rêver d’autres espaces ? Pourquoi contempler longuement les belles étoiles ? La poésie est devant nos yeux, chaque jour, inlassablement, et elle se renouvelle dans la splendeur humaine contrairement à ce divin ciel qui, tous les jours, reste le même.


Paterson de Jim Jarmush est un film qui rend incroyablement heureux, qui adopte une philosophie de vie simple et universelle qui devrait parler à chacun. Le grand réalisateur s’est toujours beaucoup intéressé à la répétition comme le montrent ses trois acteurs qui tournent en rond en répétant « I scream. You scream. We all scream. For ice cream. » dans Down By Law. Mais chez lui la répétition ne revêt pas ce classique caractère morne et ennuyeux, au contraire, il la sublime, sans cesse, toujours. Dans Paterson, on voit la simple semaine d’un homme qui fait tous les jours le même trajet. Mais chaque jour est-il réellement le même ? Chaque heure, chaque minute, chaque seconde d’une vie a sa petite singularité, chaque jour il entendra des discussions différentes, verra de nouveaux visages, et utilisera de nouveaux mots. Dans une douceur remarquable, Jarmush va filmer ce quotidien avec des échelles de plans différentes en fonction des journées, se rapprochant, se reculant, se plaçant légèrement en biais, parce que même la marche habituel d’un homme partant de chez lui n’a pas la même substance en fonction de là où on se place. Ainsi le film semble bégayer : sans cesse on croise des jumeaux et Laura, la compagne de Paterson, crée toujours dans les mêmes couleurs et les mêmes formes circulaires. Pourtant, s’ils se ressemblent, les jumeaux sont toujours des êtres différents avec leur propre singularité, et Laura avec son monde bichromatique et circulaire se renouvelle sans cesse, imaginant de nouvelles choses, ne répétant jamais deux fois la même invention. Rien n’est jamais pareil. Lorsque le bus de Paterson tombe en panne et qu’une dame s’inquiète qu’il explose en boules de feu, il est étonné et veut la rassurer ; lorsque Laura exprime la même préoccupation quand il rentre chez lui, cela provoque un petit éclat amoureux et attendri ; enfin lorsque le patron de son bar répète à nouveau cela, il se laisse aller à un rire franc face à l’absurdité et l’humour de la remarque. Les lettres, les syllabes, les mots et les phrases n’ont jamais la même valeur, le même sens et chacun peut les voir comme il veut, et chacun peut ainsi, à sa façon tout comprendre.


C’est ainsi, qu’à nouveau, Jim Jarmush place l’art comme le langage universel. Le réalisateur n’a jamais cessé de réfléchir à la figure de l’étranger dans l’Amérique, le pays le plus envié, le pays qui possède en son cœur une notion de rêve. Dans Mystery Train une simple chanson d’Elvis réunissait indirectement un couple japonais venu admirer le pays de leur idole, une italienne ici pour enterrer son mari et trois amis devenus gangster le temps d’une nuit. Au fil de sa filmographie, l’étranger est devenu de plus en plus métaphorique, prenant la forme de vampires dans Only Lovers Left Alive et s’appropriant le masque du poète dans Paterson. C’est ainsi que dans ce même film il met en scène de nombreuses personnes de couleurs, qu’il fait jouer la sublime Golshifteh Farahani qui d’un jour sur l’autre chante en persan ou en anglais, et qu’il fait discuter Paterson avec un japonais. Ici, chacun est étranger à sa façon, par son esprit, sa nationalité, et, en même temps, nous pouvons tous nous comprendre. Comme il refusait de sous-titrer les paroles du français dans Ghostdog il fait dire à son personnage asiatique que lire des traductions de poèmes est « comme se doucher en imperméable ». Pour voir la beauté, pour être emporté, pour se comprendre, on n’a pas besoin de tout saisir. Parfois il faut juste laisser son esprit écumer silencieusement le quotidien, se concentrer sur quelques détails, sur quelques jolis sons et ainsi, comme spectateur aphasique du monde, on s’imprègne de celui-ci et l’on comprend pourquoi il est merveilleux. Et cela, chacun peut le faire, même Adam Driver et son grand corps, son aspect un peu épais, sa voix très grave et ses longs pieds que fait remarquer sa Laura.


Jim Jarmush, dans chacun de ses films, montre comment être unique et universel, lévitant dans son propre monde tout en restant humaniste. Il confectionne un cinéma de la répétition, un cinéma des contraires, un cinéma qui érige l’art comme le centre névralgique de toute beauté. Le plus réjouissant étant que pour lui tout porte la superbe, la bière ambrée frémissant de quelques minuscules blanches bulles, la tarte ocre constellée de basilic frais de Laura, la boîte aux lettres penchée qui décore le jardin extérieur au même titre que les longues fleurs violettes dansant au vent. En entrant dans son bus tous les jours, Paterson est sur la route comme Kerouac avant lui, et, tous les jours, les mêmes paysages sont différents.


Si malgré cela tu penses que tu ne fais que tourner en rond dans un bocal et que le quotidien ne change jamais, comme le dit Paterson à la fin, « would you rather be a fish ? »

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le 22 déc. 2017

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