L'imperturbable légèreté de deux êtres

Comment transcender la routine de la vie quotidienne ? Comment faire en sorte de ne pas dépérir face au ressac des jours perpétuellement recommencés ?
La réponse apportée par Jarmush ou du moins par son personnage principal ? La poésie pardi !
Et il fallait l'immense talent du réalisateur américain pour rendre cinématogénique (pardonnez le néologisme) cette histoire de chauffeur de bus, poète à ses heures perdues, qui chaque jour se lève à l'aube, pointe au dépôt à 8h, récupère son courrier à 19h et sort son chien en soirée pour aller se descendre une bière au bar du coin ! Ce "jour sans fin", répété sept fois puisque nous accompagnons Paterson toute une semaine dans sa vie de Patersonnien (la ville s'appelle Paterson), est captivant. Car oui, c'est le mystère du cinéma, on ne s'ennuie pas -ou si peu- dans ce film !
D'abord parce que Jarmush s'amuse.
Jouant sur la nature fantasque de son poète-Driver, il fait surgir toutes sortes de personnages singuliers : un patron de bar joueur d'échecs contre lui-même, un chien coquin, des jumeaux par brassées... Le monde de Paterson laisse la place à la différence, aux monstres (ceux qui apparaissent ici où là comme sortis de Freaks ou de l'Ile du Dr Moreau), aux laids, aux "perdants" de la vie...
Jarmush s'amuse aussi avec le cinéma adressant des clins d'oeil au spectateur comme lorsqu'il convoque les deux gamins de Moonrise Kingdom (devenus étudiants) dans son bus ou lorsqu'il fait dire à son Roméo de pacotille acoudé au bar : "Mais, JE SUIS UN ACTEUR, moi !". Une réplique qui nous fait sourire de même que les autres personnages/acteurs qui semblent soudain bien embarrassés par cette révélation digne d'un "Ceci n'est pas une pipe" Magrittien inversé.
On ne s'ennuie pas non plus grâce aux deux beaux personnages que sont Paterson et sa femme Laura. Le premier échappe à la lourdeur du monde - celle du rythme de la vie, celle des vicissitudes du quotidien (qui accablent son collègue notamment) - par une légèreté à toute épreuve. Une légèreté et une distanciation qui lui permettent de déceler dans la banalité d'une journée, de petits détails amusants (les conversations volées), des objets qui deviennent familiers (la boite d'allumettes) ou de micro évènements (la panne de bus) qui sont autant d'occasions pour lui de s'amuser du monde.
A ses côtés, Laura adopte une autre attitude : celle de la créativité à tout va. Vouant une véritable obsession aux motifs noirs et blancs, elle bicolorise avec une belle énergie tout ce qui lui passe sous la main : rideaux, sets de tables, tentures murales, vêtements, guitare et même ses cup-cake ! Avec la bénédiction de son chéri. Car si l'un et l'autre fonctionnent différemment, ils s'aiment d'un amour fait de tendresse, de complicité et de sérénité, à l'image de ce plan du couple enlacé par lequel Jarmush "commence" chacune des journées de la semaine.
Un film magnifique, qui offre à la fois une véritable leçon de savoir vivre - grâce à la poésie - et une illustration de ce que l'amour (de sa compagne/de son compagnon, des autres) n'est jamais aussi beau que lorsqu'il se nourrit de légèreté, d'humilité et de tolérance.
Vraiment très intéressant.


Personnages/interprétation : 9/10
Scénario/histoire : 7/10
Mise en scène/réalisation : 9/10


9/10 +

Theloma
9
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le 31 août 2017

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Theloma

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