Une des principales qualités d'un chef d’œuvre est de savoir affronter le temps, de résister aux modes, de s'inscrire dans la durée. Or, Leave her to heaven nous semble trop proche de la mode d'alors, tant sur le plan technique avec le technicolor récemment sorti et si obsolète aujourd'hui, que narratif avec cette intrigue mélodramatique de soap opera aux décors ultra kitsch, et même psychologique avec cette caractérisation assez stéréotypée du personnage féminin central, Ellen, dignes des revues féminines de l'époque où étaient établis les canons de la femme parfaite.
Certes Ellen est loin d'être harmonieuse, identique, une, et donc parfaite: au contraire, elle affiche une dualité déconcertante, s'engouffrant assez vite dans la névrose avant de sombrer dans une folie douce et consciente. C'est sur ses fêlures intérieures que repose le film, son instinct de défense, ses pulsions de vie et de mort, son envie d'exister et d'affirmer son “moi idéal”, si bien que de séductrice dangereusement irrésistible dont le regard envoûtant ne vous abandonne plus, elle passe progressivement au statut de femme répulsive que tout le monde évite, de sorte que le film passe du mélo au drame annoncé. Mais ce qui gêne, ce sont les étapes qui conduisent à cette dissonance: que de ficelles mélodramatiques tirées par John M. Stahl, spécialiste, il faut le dire, du genre! Que de phrases mielleuses, à l'image des citations de cet écrivain pour femmes au foyer de l'époque! Que de scènes pathétiques! Que de photos aux couleurs incohérentes! Et la scène finale du jugement, interminable, quel modèle de niaiserie impossible à avaler!
En somme, bien des défauts ternissent ce qui aurait pu être un bon film, mais qui n'est qu'une vieille historiette d'un âge reculé et déjà oubliée.