Fond noir monochrome. Deux formes lumineuses apparaissent et fusionnent. Explosion épileptique, Big Bang créateur. Les galaxies bergmaniennes se mettent en place, les nuages interstellaires des idées finissent par muter en étoiles du projet. Sur fond de sonorités lancinantes la pellicule tourne, un enchevêtrement surréaliste de plans à la Magritte défile : phrases inversées, sexe en érection, mygale, mouton égorgé, boyaux, forêt enneigée, visages mortuaires de personnes âgées, enfant sur un lit d’hôpital emmitouflé dans un linceul… Ce cauchemar méphistophélique en guise d’introduction flirte avec le dérangeant et laisse durant six minutes les témoins hors d’haleine. Passe-droit direct pour la folie d’un homme : Ingmar Bergman. Cette préface de Persona est d’une profondeur rare lorsque l’on connaît les troubles de l’homme et son aliénation au processus de création sans qui ses démons intérieurs dégoulinent, prennent contrôle de son être. Le suédois fut très proche de la mort et c’est en proie aux délires qu’il imagine le film Persona ou plutôt que Persona vient à lui, alors qu'il contemple une photo de Bibi Andersson et de Liv Ullman, tel un deus ex machina.


Avant de rentrer dans l’essence du film, intéressons-nous au titre. En latin, le verbe personare signifie « parler à travers » et était utilisé pour désigner les masques que portaient les acteurs pendant les représentations théâtrales. Le psychiatre suisse Carl Jung reprit ce terme pour élaborer l'une des théories majeures de sa psychologie analytique qui a parcouru les entrailles de la conscience, de l’inconscience et du psyché individuel. La persona pour Jung est le masque social que tout individu porte en société, caractérisé par la dualité patente entre l'être et le paraitre. Que nous en soyons conscients ou non, nous arborons des masques qui diffèrent selon chaque situation et qui altèrent notre vraie personnalité. Pouvons-nous donc être réellement nous-mêmes, sans nous confondre ? Cette question a dû hanter Bergman lorsqu’il se murait dans un mutisme exacerbé et refusait de s’exprimer lors d’une folie passagère et brutale ; expérience personnelle qui a grandement imprégné l’écriture de l'une des protagonistes principale de Persona.


En pleine représentation d’Électre de Sophocle, Élisabeth Vogler semble perdue. Les yeux écarquillés, le regard vide puis un sourire sardonique comme une prise de conscience de sa condition. Trois mois s’écoulent, l’actrice se terre dans un silence étouffant pour son entourage. Représentant le haut du pavé, mariée et mère d’un jeune garçon, quelles motivations peuvent expliquer cet étrange comportement ? Les médecins sont formels, elle n’est pas atteinte psychologiquement et encore moins physiquement. Son choix est le fruit d’une décision raisonnée impliquant le rejet de son métier d’actrice, le refus de se travestir en portant les fameux « masques » de Jung - le parti de faire de son personnage une actrice n’est pas anodin, les masques sont doubles et la mise en abîme judicieuse. Une jeune infirmière éloquente et pleine de vie du nom d’Alma se voit donner pour mission de s’occuper d’elle. S’ensuit alors le début de l’une des relations les plus mystiques du septième art.


Comme dans l’Heure du loup, Bergman appelle son autre héroïne du nom univoque d'Alma - « âme » en espagnol. Comme dans l’Heure du loup, Bergman la dessine fragile et en admiration excessive pour son double à l’écran. De la femme du peintre qui s’oublie entièrement en la personne de son mari et tend à percevoir ses délires psychotiques et la jeune infirmière en vénération extatique pour une actrice de théâtre, il n’y a qu’un pas. Dans Persona, Bergman ne met pas longtemps à nous révéler la fragilité psychologique de son personnage. Dans une entrevue avec sa supérieure, Alma s’interpelle sur sa faible expérience et sur la grande force d’âme de sa patiente et craint de ne pas être à la hauteur de la mission confiée. Dès les premières séquences entre les deux femmes, le rapport de force nous est livré : le psyché d’Alma est déjà sous le joug d’Elisabeth. Son désir de ressembler à sa patiente est encore bien enfoui dans son ça - désirs pulsionnels chez Freud - mais prêt à surgir à tout instant. Je repense à la séquence où Alma se trouve seule dans sa chambre à se murmurer de façon obsessionnelle « Elisabeth Vogler », les prémices d’une transformation.


Afin d’aider Elisabeth à se rétablir, les responsables médicaux l’envoient avec son infirmière dans le cadre idyllique qu’est l’île de Fârö, en pleine mer baltique. Les grandes étendues rocailleuses, les plages ensoleillées et la maison spacieuse sont à mettre en opposition avec le caractère confiné de la chambre d’hôpital d’Elisabeth de la première partie. Tous les ingrédients sont au rendez-vous pour permettre la guérison d’Elisabeth mais là réside tout le côté pervers de Bergman : c’est toujours dans des lieux paradisiaques que les plus grands drames se manifestent. Dans La Honte, la maison utopique des deux musiciens verra défiler les immondices de la guerre ; dans Monika c’est l’escapade des deux amants en pleine nature qui annoncera le commencement de leur détestation ; dans l’Heure du loup c’est sur la belle île de Baltrum que la folie du peintre atteindra son apogée.


Persona n’échappe pas à la règle et c’est sur cette île que les désirs subconscients et la passion croissante d’Alma pour Elisabeth se manifesteront à l'outrance. La quiétude de l’environnement la pousse à s’épancher de plus en plus sur ses maux, sa vie sentimentale et ses expériences les plus intimes. Elle est touchée ; personne ne l’a jamais écoutée comme Elisabeth si bien qu’on commence à se questionner sur l’inversement du rôle de l’infirmière. Dans une lettre à son mari, l’actrice avance d’ailleurs « qu’elle s’amuse à l’étudier » corroborant l'espèce de psychanalyse qu’est entrain de subir Alma à son insu. Les paroles d’Alma comme « peut-on être qu’une seule et même personne à la fois ? » ou encore « je crois que je pourrais devenir toi, si j’en faisait vraiment l’effort » appuient l’effacement progressif de sa personnalité au profit de celle d’Elisabeth. La lettre précédemment évoquée représente un point de rupture. Alma ayant découvert son contenu, sa passion rentrera dans une phase de non-retour, tanguant entre un amour toujours plus vif et un désir de vengeance quant à cette humiliation.


Les crises d’Alma se succéderont sous formes de paranoïas, de violences et d’insultes à l’encontre d’Elisabeth. Il est dorénavant évident que cette dernière n’est plus maître d’elle-même et que son subconscient à pris contrôle de son être du fait de ses désirs pulsionnels et frénétiques d’assimilation. La jeune femme douce et joviale se transforme en l’espace de quelques secondes en véritable harpie. Ces humeurs incontrôlables dépeignent les vicissitudes d’une relation faite de hauts et de bas à qui chaque couple peut s'identifier, à acuité moindre. La fin de Persona est assez troublante, Elisabeth semble par moments se délecter de la situation jusqu’à donner son assentiment à Alma pour jouer son rôle auprès de son mari aveugle venu lui rendre visite. La séquence - jouée deux fois à la suite, selon le point de vue de chacune - où Alma révèle les blessures profondes de l’actrice et qui finit par la superposition des deux visages pour n’en faire qu’un seul représente l’apothéose du film. Pourtant, même si on pourrait s'adonner à penser le contraire, les deux femmes sont bien des antagonistes représentant deux analyses psychologiques bien différentes. Au contraire de l’épilogue de l’Heure du loup qui laisse peu d’espoir, celui de Persona paraît encourageant, du moins pour Elisabeth Vogler qui reprend la parole et son métier d’actrice. Au sujet d’Alma, cette transe l’a changée et elle semble déterminée lors de sa dernière apparition. Mais déterminée à quoi ?


La réelle force de Persona, outre la performance des actrices, réside dans l’utilisation du clair-obscur et du jeux des lumières et des ombres sur les décors, les visages. Rien n’est laissé au hasard, laissant apparaitre une dualité entre les deux femmes rien qu’avec ces procédés. En coupant le son nous pourrions tout de même comprendre le message qu’a voulu nous insuffler Bergman. Visage d’Elisabeth plongé dans l’obscurité alors que celui d’Alma rayonne grâce à la lumière artificielle d’une lampe ; visage semi-obscur semi-éclairé pour montrer qu’un combat intérieur se déroule sous nos yeux ; chapeau blanc sur la tête d’Elisabeth, chapeau noir sur celle d’Alma et vice-versa selon les moments du film ; figure christique d’Elisabeth s’avançant en robe d'un blanc immaculé dans la chambre d’Alma pour laisser place à un plan des deux femmes réunies dans une obscurité terrifiante ; ombres menaçantes fréquentes se déployant sur les murs de la maison… Les exemples sont légion et chaque plan se trouve être minutieusement travaillé.


Persona n’est pas qu’un chef-d’oeuvre, c’est un symbole car salvateur pour son réalisateur. Il l’avait annoncé lui-même, sans l’idée de ce projet il serait probablement mort et nous n’aurions pas eu le plaisir de savourer le reste de sa filmographie. Tout comme la valeur symbolique d’un Dersou Oursala pour Akira Kurosawa, premier film après sa tentative de suicide ratée. Comme quoi le destin tient parfois à peu de choses. Merci Persona.


Pour conclure et justifier mon titre en catimini, une petite citation d'Alma que ne renierait pas Rimbaud :



« Nous, on, moi, je... tant de mots... une telle nausée… »



http://www.senscritique.com/liste/Saga_Bergman/1469058

NicolasNor
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le 8 nov. 2016

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Nica  Nor

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