Persuasion
6.6
Persuasion

Téléfilm de Adrian Shergold (2007)

One thing I can tell you is you got to be free

Anne Elliot est une jeune femme de vingt-sept ans, cadette de trois sœurs. L’une, déjà mariée, est d’une nature souffreteuse et dépressive. Elle passe le plus clair de son temps à se plaindre et à faire culpabiliser le reste de son entourage. L’autre, vaniteuse et superficielle, est à la recherche du meilleur parti de Bath, en accord avec son père qui cherche lui-même à se remarier avantageusement. Anne porte en elle le regret d’avoir repoussé, sept ans auparavant, l’homme qu’elle aimait : le capitaine Frederick Wentworth. Contrainte, par les difficultés financières qui frappent sa famille, de louer son domaine, elle voit arriver chez elle l’amiral Croft et sa femme. Ils lui apportent tous deux des nouvelles de leur neveu qui revient d’Inde, glorieux et riche : le même capitaine Wentworth… Anne est désemparée et ne sait comment réagir à son retour. Lorsqu’il reparaît devant elle, il est la froideur même. Tout laisse à supposer que leurs liens sont rompus pour jamais. Et pourtant…



Caro diario



L’écran s’ouvre sur le visage d’Anne qui termine d’écrire quelque chose dans un cahier. Elle marche tranquillement dans sa chambre, perdue dans ses pensées, comme encore absorbée par son écriture. Tout au long du film, l’intrigue avance à travers les pages de son journal, soutenues par sa voix transposée en voix-off. Elle ne tient cependant pas le rôle le plus classique d’une voix-off. Au lieu de narrer les événements comme s’il s’agissait d’un personnage omniscient, qui raconterait son histoire après l’avoir vécue et en étant au courant des péripéties qui sont sur le point d’arriver. Elle les commente dans l’émotion du moment, en étant parfois interrompue par l’arrivée d’un tiers, par un évanouissement soudain ou par une langueur passagère. Le papier est baigné de larmes lorsqu’elle est malheureuse ou alors, éclairé par le soleil de son lumineux sourire quand elle entrevoit un espoir. Ce dispositif permet de faire visualiser au spectateur de manière très concrète les sentiments d’Anne. Ils ne sont plus seulement transmis par le visage très expressif de Sally Hawkins, ils sont traduits en mots écrits, en encre qui bave ou en plume qui court sur les feuilles de son petit cahier secret. La plume justement, parlons-en. Selon les mots de Daniel Pennac, cet objet est le prolongement de la pensée de l’écrivain, le lien entre ses idées et le papier. Il est l’ambassadeur des mots qui fleurissent dans son esprit, le porte-parole de son imagination. La plume est bien souvent considérée comme un objet symbolique, un porte-bonheur, même un objet de transition après la séparation maternelle. Il devient un compagnon rassurant qui nous permet de ne pas nous sentir seul et de nous exprimer courageusement. Dans ce film, sa symbolicité se traduit par le soin qu’Anne prend à écrire le récit de ses journées. Ce n’est alors plus seulement la plume qui prend de l’importance, c’est tout le matériel d’écriture qui est sublimé. On voit comment elle prépare son papier, comment elle taille sa plume ou comment, à la fin de la séance, elle saupoudre la page de sable pour faire sécher l’encre. Ce journal qu'elle tient est sacralisé, ritualisé, il prend quasiment une place de personnage. Les pages qu'elle écrit ne sont, bien sûr, pas envoyées mais l’on peut considérer que ce sont des lettres qu’elle écrit à l’intention du spectateur puisqu’elle les lui lit. Entre intime et public, la frontière est mince…



I am not romantic, you know, I never was



Si Jane Austen faisait du romantisme un axe entier de Sense and Sensibility, en dessinant le personnage de Marianne comme une glorification un peu caricaturale de ce concept – la jeune fille, passionnée et impulsive, pèche par trop de romantisme – elle lui donne dans Persuasion une place plus complexe. On le remarque à travers deux personnages : le capitaine Benwick, camarade de Wentworth et Anne, notre protagoniste. Prenons le premier.


James Benwick se rattache davantage à un personnage des sœurs Brontë qu’à un héros austenien. Dans l’adaptation de Shergold, très fidèle au roman, il est présenté comme un homme inconsolable de la perte de sa fiancée, Fanny, morte prématurément de la tuberculose. Ses cheveux sont battus par le vent de Lyme – une ville non loin de Bath où il pleut vraisemblablement toute l’année – son regard est intense et sombre et il passe ses journées à lire de la poésie tragique. Toutes les scènes dans lesquelles il apparaît sont tournées soit en fin d’après-midi sur le port, soit en intérieur peu éclairé, de sorte que l’on distingue de lui plus une impression insaisissable qu’une réelle personne en chair et en os. Il m’inspire un tableau de Turner, balayé par les vagues, jamais à l’abri d’une tempête. Plus encore que le livre, ce film nous brosse le portrait d’un homme romantique selon les canons même du mouvement ; car il faudrait bien se garder de confondre « romantique » et « romantique ». C’est peu clair ? Bon. Ce que j’essaie de vous dire, c’est qu’il existe deux sortes de romantiques : celui qui vient de la romance et qui s’apparente à un tempérament sensible et enclin aux choses de l’amour, John Willoughby de Sense and Sensibility, et celui qui est tiré du courant littéraire du 18ème, James Benwick. Ce dernier semble être tout l’inverse du premier et incarner littéralement et parfaitement le romantisme anglais, dans lequel les héros sont sublimes, les histoires sont tragiques et où l’on professe à corps et à cris que « ce n’est que dans l’obscurité des tombeaux où l’homme peut trouver le calme, que la méchanceté de ses semblables, le désordre de ses passions, et, plus que tout, la fatalité de son sort, lui refuseront éternellement sur terre », selon les mots du Marquis de Sade.


Vient ensuite la seconde. Anne aime manifestement et réciproquement toujours Frederick, même après sept ans de séparation et une trahison douloureuse pour notre héros. Ils sont aujourd’hui plus mûrs, plus âgés et si pour le beau capitaine, les années ne font qu’ajouter à sa prestance et à son charme – privilège du sexe fort – Anne quant à elle est accablée par chaque jour qui passe et qui diminue ses chances de se marier un jour. Si l’on repense à certaines paroles de Marianne Dashwood - la cadette des sœurs protagonistes de Sense and Sensibility - je pense que les deux histoires sont intimement liées. Tout d’abord, notez bien sa vision d’une femme seule de vingt-sept ans - âge d’Anne au moment du retour du capitaine - : « Une femme de vingt-sept ans, après avoir attendu un moment, ne pourra jamais espérer ressentir ou inspirer encore de l’affection ». Ensuite, voilà ce qu’elle dit du comportement du colonel Brandon, homme de parole s’il en est : « Il reste fidèle à son premier amour, même après sa mort à elle. Je pense que c’est précisément cela, le romantisme ». Ne pas oublier les anciennes promesses, ne pas se laisser éblouir par quelque nouveauté distrayante et toujours se souvenir du premier sentiment car c’est cela, l’essence même de la conscience romantique, qui permet d’être constant et de trouver le vrai bonheur. Le moi profond d’une personne ne change jamais, même sept ans et une rupture plus tard, et c’est le romantisme qui permet de retisser un lien distendu mais jamais brisé.



Who knows how long I’ve loved you



Le thème de l’amour qui dure malgré les années et les troubles, en un mot, l’amour de la maturité est abordé dans Persuasion. Anne et Frederick, n’ayant eu aucun contact pendant près d’une décennie, ne sont fatalement plus les mêmes que lorsqu’ils se sont connus. La question n’est donc pas de savoir si, au bout de sept ans, ils pourront s’aimer et construire une vie à deux, mais plutôt s’ils seront capables de s’aimer à nouveau, de redonner une chance à leur ancienne idylle, en tant que nouvelles personnes qu’ils sont devenus. Pour cela, il faut cependant régler les conflits et les griefs qui pèsent sur leur histoire commune. L’explication de leur séparation tient dans le titre : persuasion. Lorsque Wentworth demande sa main à Anne, elle est âgée de dix-neuf ans, vit dans une famille prospère appartenant à l’aristocratie, tandis que son prétendant n’est qu’un jeune marin, ambitieux certes, mais sans fortune et surtout sans lien social d’aucune sorte. La marraine de la jeune fille, Lady Russell, décide de prendre la place de la défunte mère de notre héroïne et lui déconseille fortement d’accepter la proposition du beau capitaine. Ainsi, Anne se laisse persuader et quitte son amant par faiblesse. Lorsque celui-ci revient, il se montre distant et terriblement froid avec elle. Il marque bien la limite de leur relation dans ses paroles ; au moment où les Croft lui présentent Anne, imaginant qu’ils ne se connaissent pas, il répond simplement : « we are acquainted ». À dessein je vous cite le verbe anglais, qui est polysémique et renferme toutes les nuances de leur relation. Il signifie à la fois « se connaître », « être familier » ou encore « être en relation ». Le chemin qui rattache « relation » à « connaissance », c’est exactement le propos de Persuasion. Comment passe-t-on de l’un à l’autre et comment revient-on à avoir une relation après n’être devenu que des connaissances ? Le réalisateur choisit de montrer le flou intérieur des sentiments de Wentworth à travers l’expressivité de l’acteur. Il apparaît pour la première fois à l’écran avec un visage fermé, noble et poli mais sans chaleur aucune. Peu à peu, son sang-froid va diminuer et il ne pourra s’empêcher de dévoiler à la fois sa colère et son amour pour Anne.


Persuasion, voilà certainement le roman de Jane Austen le plus difficile, à mon sens, à adapter. Les rôles des protagonistes demandent aux comédiens une maturité de jeu assez exceptionnelle, pour pouvoir nous faire croire à leur passé commun et au lien brisé qui tourmente les personnages. Sally Hawkins et Rupert Penry-Jones relèvent le défi avec brio, en nous proposant un couple tout en tension et en intériorité. Les lieux nous plongent, comme toujours, dans l’univers passionnant de Jane Austen et le montage respecte extrêmement bien le rythme d’énonciation de l’auteur : une longue introduction, puis une accélération qui semble suivre les battements de cœur des héros. Ce roman est le dernier que Jane Austen ait écrit ; au crépuscule de sa courte vie, elle délaisse les passions ainsi que les amours comiques et se tourne vers un horizon plus mélancolique. Si Anne Elliot et Frederick Wentworth échappent de peu à une existence solitaire, ce n’est pas par orgueil ou par faiblesse, mais bien par résignation. Ils acceptent tous deux, à un moment de leur vie commune, ce que l’autre leur semble imposer : will I wait a lonely lifetime If you want me to, I will


http://www.reelgeneve.ch/one-thing-i-can-tell-you-is-you-got-to-be-free/

Mitsuba
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le 20 janv. 2018

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