Après l’avoir découvert un peu par hasard, il me fallut quelques temps pour m’aventurer dans le visionnage de Phantom of the Paradise. Soutenu par de nombreuses critiques élogieuses, mais paraissant si étrange, il avait pour mérite de m’intriguer, ne sachant pas du tout à quoi m’attendre. Mais une nouvelle année signifiant de bonnes résolutions, ce tort fut rattrapé, et je compte désormais trois visionnages au compteur pour ce film haut en couleurs, engagé, décalé, déjanté… C’est à l’occasion d’un tout récent visionnage au Forum des Images grâce à Panic! Cinéma et l’équipe de Chroma que j’en profite pour enfin m’exprimer sur ce film qui a su me marquer à bien des égards et à faire partie de mes références aujourd’hui en matière de cinéma.


Phantom of the Paradise est un film directement et ouvertement inspiré de deux œuvres fantastiques très connues : Faust et Le Fantôme de l’Opéra. On peut aussi bien sûr rajouter Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, mais je m’attarderai surtout sur les deux premières œuvres. Peu axé sur la littérature à la faveur du cinéma, mes deux références principales en la matière ici resteront donc Le Fantôme de l’Opéra de Rupert Julian (1925) et Faust, une légende allemande de Friedrich Wilhelm Murnau (1926), deux films muets que j’estime beaucoup, et également réputés pour être fidèles aux œuvres d’origine. Ceci étant dit, Phantom of the Paradise affiche l’une des premières inspirations rien qu’avec son titre. L’histoire, d’ailleurs, le confirme.


Artiste dans l’âme et dans la pratique, aspirant à une vie normale et à être aimé de tous, Winslow vit un destin tragique, la malédiction s’abattant sur lui et le menant à être irrémédiablement défiguré. Ne pouvant supporter d’être vu ainsi, il se condamne à porter un masque et, devant collaborer avec Swan pour espérer voir son adaptation de Faust exposée au grand public, est reclus dans un studio et erre dans les coulisses du Paradise. A l’instar du « fantôme » original, c’est en s’éprenant d’une femme qu’il veut conquérir, et à laquelle il dévoue tout ce qu’il lui reste. Monstre aux yeux de tous, seul le spectateur se souvient encore de la lumière qui habite cet homme brisé.


Mais, à mes yeux, c’est surtout dans Faust que Phantom of the Paradise puise son inspiration. Si, bien sûr, l’histoire veut que l’oeuvre produite par Winslow Leach soit une adaptation de Faust, l’histoire du film elle-même reprend des éléments très importants de l’histoire originale. Tout d’abord, l’intrigue générale reprend l’histoire de Faust, Winslow endossant le rôle du héros, et Swan celui du diable, notamment lorsque Winslow, résigné, doit signer avec son sang un contrat le liant à Swan. Ici, Winslow, à l’origine plein de bonnes intentions, se battant pour une cause qu’il juge noble et qui est la sienne, découvre malgré lui qu’il ne peut rien face à la puissance de Swan. Ainsi, c’est en pactisant avec les forces maléfiques qu’il obtient l’opportunité de produire sa musique et de tenter de conquérir celle qu’il aime. On retrouve donc, à travers cette histoire modernisée, la volonté de Faust dans l’oeuvre d’origine, qui est d’abord de vouloir sauver son village, en proie aux attaques du diable, puis celle de conquérir Marguerite.


Mais on peut, au-delà de voir une simple opposition entre Winslow « Faust » Leach et « Le Diable » Swan, un dédoublement pur et simple de Faust, entre son côté « clair » et son côté « obscur ». Si on se réfère au Faust, une légende allemande (1926) de Murnau, dont on observe un certain nombre de points d’inspiration chez Phantom of the Paradise, on discerne une nouvelle clé d’interprétation du film de Brian De Palma. On y voit que Faust, alchimiste et dernier espoir de son village en proie à la peste, se laisse d’abord tenter par le diable pour sauver son village grâce à des pouvoirs surnaturels. Cependant, très pieux, les villageois arborent de nombreuses croix et pensent que Faust tient son pouvoir de Dieu. Le voyant alors fuir la croix, ils comprennent qu’il est habité par le Diable et tentent alors de le tuer. Esseulé, vieillissant, il se tourne alors vers lui-même et demande au Diable la jeunesse éternelle, pour revivre sa vie et profiter.


Ces deux aspects de la tentation de Faust sont également très présents dans le film. En effet, d’un côté, Winslow, qui n’a plus rien à perdre, décide de sacrifier son temps, sa vie et son âme à Phoenix, désirant que ce soit elle la « voix » qui chantera son chef d’oeuvre et fera briller son talent aux yeux de tous. Il signe donc un contrat (écrit en lettres gothiques, de la même manière que les intertitres du film de Murnau) l’engageant à vie avec Swan, personnification du Diable. De l’autre côté, une vingtaine d’années auparavant, Swan, individu sans scrupules, décidait de mettre fin à ses jours, ne pouvant supporter de vieillir. Et c’est là que le Diable vient le tenter et lui offrir la jeunesse éternelle, que Swan accepte. De Palma divise donc ici la personnalité de Faust en deux personnages opposés mais pourtant presque en tous points liés par cette relation avec la tentation, motivée par un désespoir profond.


Bien sûr, il ne s’agissait pas pour Brian De Palma de simplement réaliser un remake des œuvres précédemment citées et de les réadapter à sa manière. Il lui fallait bien sûr un sujet à exploiter et un propos à soutenir. Il est évident que Phantom of the Paradise est un pamphlet sur la puissance des maisons de production dans l’univers de la musique, et de la difficulté pour les artistes de parvenir à imposer leur conception de leurs œuvres dans le processus de production. Ici, l’artiste, Winslow, a sa propre vision de l’oeuvre, vraie et sincère. Ce qu’il veut, c’est une reconnaissance accrue, qu’il ne peut obtenir qu’en étant produit par un label connu.


Winslow, lorsqu’il lui est proposé d’être produit par Swan, est enthousiaste. Mais il ne pouvait connaître les réelles motivations de Swan, qui, de son côté, voit de l’argent, des disques d’or et de la popularité. Pour Winslow la musique est un art, pour Swan, c’est une industrie rentable. Cette opposition des points de vue est très présente dans la musique, mais également dans d’autres domaines comme le cinéma. Dans un aspect plus général, Brian De Palma critique le danger de l’industrialisation d’œuvres artistiques, créées pour transmettre des idées et des émotions, et qui sont dénaturées par un système géré par des magnats généralement peu au faîte de l’art et de la culture, au jugement très obtus mais appuyé par une influence et un pouvoir soutenus par une puissance financière face à laquelle les petits artistes ne peuvent lutter.


Justement, cette industrialisation à outrance est à l’origine d’effets de mode, qui font ici de la musique une industrie mouvante et instable. Le film s’ouvre sur une musique rappelant les Beach Boys, avec un groupe nommé les « Juicy Fruits » au look « rock’n’roll » des années 50. Quelques mois plus tard seulement, Swan passe au hard rock, dans un style et une mise en scène totalement différents. Ce changement radical symbolise la course effrénée des représentants d’une industrie dans la volonté de toujours puiser dans de nouvelles ressources et dans de nouveaux styles pour satisfaire un public toujours en quête de nouvelles sensations et expériences.


Le rythme du film suit d’ailleurs cette dynamique. Incessant, sans répit, étouffant, oppressant, Phantom of the Paradise ne dispose d’aucun temps mort. Pendant une heure et demie, le spectateur reste accroché à son siège, abreuvé d’un flot d’images colorées et de musiques variées, happé par une frénésie folle, alimentant l’esprit baroque et fou du film, mais représentant également la manière à laquelle évolue le monde dans lequel nous vivons. Extrêmement changeant, mu par la volonté de consommer, d’être toujours en avance sur les autres en matière de tendances, le monde va à cent à l’heure, et Phantom of the Paradise suit cette dynamique pour infliger cette expérience au spectateur et le faire prendre conscience de la folie qui peut habiter le monde qui l’entoure.


Phantom of the Paradise reste un film très particulier. Daté, il reste très ancré dans son époque, même si son propos n’a pas du tout vieilli, au contraire. Complètement fou, décalé et déjanté, il pourrait paraître nanardesque aux yeux de certains, mais la qualité de sa réalisation et de sa BO en font une oeuvre cinématographique marquante, et surtout, un film culte. Véritable four au box-office, Phantom of the Paradise est parvenu à se populariser a posteriori et à obtenir une place de choix dans le cœur des cinéphiles aujourd’hui. A la fois très traditionnel par ses références, ancré dans son époque, et visionnaire, c’est un film intemporel, une sorte d’OVNI inclassable mais fascinant, une histoire prenante, émouvante, révoltante, drôle, triste… En d’autres termes, Phantom of the Paradise est un incontournable du septième art.

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le 10 avr. 2017

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