Nous en rêvions, Ninja Thyberg l’a fait : un film frontal de cinéma dédié à l’industrie du porno, qui n’a pas froid aux yeux, à l’image de son personnage principal Bella Cherry ( Sofia Kappel ), quittant sa timide Suède pour faire carrière à Los Angeles, voire même intégrer la prestigieuse agence pour acteur/ices pornographiques Spiegler. Attendu pour le 20 octobre et distribué par Jokers Films, l’espoir d’assister à une grande oeuvre politique et nuancée sur une industrie en proie à la remise en question était grand. Verdict : un film humanisant sur l’industrie et la thématique du travail de manière générale, un manque d’audace déprimant quant à la dimension politique de l’insertion dans le secteur pornographique.
Travail, tripalium, torture, plaisir
Suite à un échec dans sa carrière professionnelle, Bella Cherry décide de revenir dans la course par la petite porte : elle sera la première actrice porno à réaliser directement une double pénétration anale sans jamais avoir pratiquer la sodomie auparavant. Le ton de Pleasure, radical comme sa protagoniste, donne à voir une véritable infiltration dans le milieu de l’industrie pornographique vidéo, mais surtout, le savoir faire et le savoir être de ceux qui la composent. En ce sens, le film réussit complètement l’immersion dans les conditions quotidienne des tournages et des carrières, de la vidéo faisant office de preuve de consentement de la jeune actrice avant sa scène, dans laquelle elle montre sa carte d’identité et le journal du matin pour prouver la date, jusqu’aux « soirées pyjama » privées dans les plus belles villas de la côté où très peu respectent le dress code. Encore mieux, des scènes de vie humanisent ces travailleurs/ses, que l’on voit souvent mais que l’on ne considère que très rarement. En témoigne l’apparition de Mark Spiegler, jouant son propre rôle, recrutant ses employés à domicile, pieds nus et posés sur la table basse, tel tout grand entrepreneur ayant fait fortune en Californie.
Si le film a le mérite de mettre des visages sur ces sexes anonymes et métiers de l’ombre, son geste de réalisation propose également un regard critique sur le travail de manière générale. Plus grande qualité scénaristique du film, ce secteur est montré avec banal et habitude : ce sont les dialogues qui précèdent la scène, le déshabillent des acteurs et la pause durant laquelle deux performers rappellent à la protagoniste qu’elle est en sécurité dans cette scène de sexe violent qui font le coeur du film. Cette prise de recul est agréable pour décrire les mécanismes implicites qui font la perversité de ce milieu, que ce soit du chantage implicite ( tu as le droit de partir et arrêter cette scène, mais si tu le fais, tu seras grillée pour la suite ) ou la lente dévalorisation s’appliquant au soi du fait de ces professions praticables sur de courtes durées, de la vulgarité qui leur est naturellement rattachée. À ce titre, une dialogue entre les colocataires, toutes actrices pornographiques, interroge. « Pourquoi tu fais du porno toi ? » demande l’une d’entres elles. Celles-ci travaillent pour l’argent facile ou même parce qu’elles adorent faire l’amour. La boîte à déconstruction des préjugés est ouverte.
Regard féminin x néo-libéralisme
En toute logique, un tel film ne pouvait qu’être politique. D’abord dans son rapport au visible, dans lequel il s’en tire avec les honneurs en ne se censurant que sur les scènes de pénétration, jugées à raison non nécessaires pour le propos tenu. Mais surtout, la question du regard, moral et individuel, était attendu au tournant. Si le female gaze suinte de toutes les scènes pornographiques, c’est en raison de la manière de filmer Bella Cherry, toujours sujet pensant du cinéma, jamais victime écervelée du système. Cette approche est admirablement insérée dans cette description de l’industrie, elle en devient même nécessaire tant le cinéma peine à s’emparer de ce sujet. Mais aussi haut et plaisant que puisse être l’empowerment du personnage principal, aussi bas descend l’estime que certaines filles portent sur elles-mêmes, à cause d’une dépendance au succès et à la montée en violence des scènes qu’elles doivent tourner pour rester dans le business ( « je ne suis plus qu’une pute » s’avoue Joy, une amie de Bella, après avoir essuyé un échec professionnel ).
Une certaine relativité émane alors du long métrage, ce dernier peine à donner une vision politique d’ensemble. Pire, les bases plutôt bien senties du regard féminin ne résistent pas au virage néo-libéral que prend le film dans une scène où la protagoniste, n’arrivant pas à se remettre de son premier échec, appelle sa mère, celle-ci la conseillant de persévérer, car au joyeux monde du capitalisme, ceux qui se donnent les moyens sont ceux qui réussissent. Ironie de la mise en scène, elle pense que sa fille travaille dans un café, mais la morale s’applique au travail en général, quel qu’il soit. Le spectateur en viendra à se demander quelle est la différence entre montrer et démontrer au cinéma. Autrement dit, comment la réalisatrice aurait pu asseoir une critique plus ferme de l’industrie du porno ? En déculpabilisant le plaisir que prennent ces intermittents du spectacle à baiser, le geste n’est pas encore totalement accompli. Il reste à pointer du doigt et faire culpabiliser les autres, ceux qui n’hésitent pas à ouvrir les plaies et à faire croire que c’est la seule issue. Comme pour le cinéma, un autre porno est possible.
Critique à retrouver (très) vite sur tsounami.fr
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