Je ne connais Alejandro Jodorowsky que de nom, un peu de réputation (on l’appelle, évidement, Jodo entre initiés), hier soir, à la projection en avant-première, il s’est à peu près mis à nu, [non, il n’y était pas] dans tous les sens du terme. Un peu victime de ses partis-pris, nombreux et inconditionnels : récit de sa vie antérieure, son devenir poète, son être poète, à partir de ce qu’il est effectivement devenu, présent inclus, le passé déterminé et vu par les lunettes de celui qu’il est, etc. C'est entendu, du moment où, pour être tout à fait clair et compris, il intervient tel qu’il est aujourd'hui directement dans l’action passée, par exemple lorsqu’il « se » force à faire la paix avec le père, le transformant ce faisant à la fin en fantôme, le remerciant de ses atrocités commises dans le passé parce qu’il ne serait pas devenu ce qu’il est, le poète accompli contre vents et marées, s’il, le père, le lui avait rendu plus facile. Ce qui ne nous détruit pas, nous rend plus forts (principe d’éducation anglo-saxonne bien connu). Merci les terroristes.
Mais voilà : comment dois-je raconter ma vie de poète antérieur, ce à quoi j’ai pensé alors, et comment tout cela s’est-il passé ? Enfance difficile, entre un père violent qui veut tout autre chose pour moi, une mère qui pourrait me comprendre si elle était libre, famille de la petite bourgeoisie juive, où tout tourne autour de l’argent ("Famille de merde !"), fugue de la maison parentale pour rejoindre une bande d’artistes, amitiés artistiques, difficiles et paradoxales initiations amoureuses et sexuelles, démêlés avec l’ami poète à propos d’une femme, doutes sur le talent (ne serais-je qu'un clown ?), heurts avec la société bourgeoise ambiante, affrontement avec le pouvoir totalitaire… dire cela comme ça ? À dormir debout ! Le truc pour le dire quand même : le dire par hyperboles, images métaphoriques, surréalistes (ce qui s’impose, vu qu’on regarde le tout à partir d’un temps où on est immergé dans l’univers parisien de Breton et consorts) ; ainsi, le récit mille fois entendu sera intéressant au moins dans la représentation, c’est celle-ci qui compte, pas le vécu réel, ce qui est tout à fait conforme d’ailleurs à l’impératif catégorique de l’être poétique du narrateur. Narrateur inévitable, et pourtant, il faut à tout prix éviter le narratif… Exemple ? Un détail : les parents veulent que le garçon apprenne le violon, ils lui donnent un bel instrument, lové dans son caisson, qui a la forme d'un cercueil (violon "mort né", compris ?). Comment le lui passer, le violon-cercueil (les petits ateliers dans La Ruche parnassienne étaient appelés cercueils par les artistes) sans que la séquence n'ait l'air d'un récit trivialement réel ? C'est un être déguisé de la tête aux pieds en costume noir collant qui s'en chargera, un spectre ressemblant à Fantômas, qui, baissé, prend l'objet tendu par les parents, et le passe au fils boudeur. Fantômas, qui endossera la fonction de passeur d’objets. Non, spectateur, tu ne dois pas être en empathie ! Pas ici, et à aucun autre moment.


Alors on est submergé, inondé, noyé dans le flux de séquences sur-signifiantes, plus au moins grotesques, plus au moins dégoûtantes, plus au mois absurdes, qui se surimposent à la trivialité de la trame, inavouable, de la vie de poète antérieur ; à qui l’on peut tout reprocher, la mégalomanie, les égarements, même des vers rebattus, tout sauf – sa sincérité. Ah ! La sincérité, qui semble pouvoir absoudre de tout (de la mauvaise poésie, du mauvais film aussi ?)… La sincérité qui va, et ce sont à mon avis les moments les plus captivants du film, jusqu'à l’autodérision. Un exemple ? La scène où les deux amis poètes découvrent tout seuls, à ce qu'on nous dit, une sentence phare des avant-gardes : que la poésie, c’est l’acte. Ils la réalisent, cette sentence, en recourant à un vieux jeu d’enfant (les poètes sont de grands enfants, c’est bien connu), ils décident de marcher sur une ligne droite, sans contourner les obstacles. Le réel résiste, ils sont bombardés avec des oranges par un marchand dont ils escaladent le camion, ils doivent négocier le passage par la chambre d’une vielle dame en rentrant par la porte et sortant par la fenêtre. Mais voilà, la fort aimable et indulgente vieille dame (elle ne comprend évidemment rien à leur affaire) ne souhaite pas qu’ils salissent le lit par lequel il leur faut pourtant bien passer, et le radicalisme avant-gardiste hésitait à contrarier la bienveillante et aimable propriétaire du lit… c’est finalement celle-ci qui trouvera la solution : elle déploie une carpette sur le lit pour que les dispositions avant-gardistes préétablies s’accomplissent sans laisser de traces de leur passage. C’est joliment vu, ces accommodements de la révolution poétique avec le réel.
C’est la massivité, la surdétermination, la transposition systématique du fait réel par l’image qui, une fois comprises (ce qui arrive assez tôt), finissent par lasser, enlèvent le suspens, démystifient. Les moments égotiques immodérés exaspèrent quelques fois. La scène finale en est le meilleur exemple. Le poète quitte le pays natal sur un bateau qui avance en reculant, les yeux tournés vers ce qu’il quitte, derrière lui se dresse un ange squelettique aux ailes déployées (on a compris, il part « la mort dans l’âme », ce sont aussi ces images-apophtegmes transparents qui fatiguent à la longue) : l’image est empruntée à Walter Benjamin interprète d’un dessin de Paul Klee qui montre un ange, Angelus novus, lequel nous regarde, les ailes déployées et les yeux grands ouverts : selon Benjamin, ces yeux sont tournés vers le passé, mais l’ange est poussé, irrésistiblement, vers le futur - par le vent de l’Histoire. C’est attachant, cette scène finale, cela condense bien la vision du film dans son ensemble, seulement : la référence n’est-elle pas un peu écrasante, employée à soi-même ? Benjamin en faisait l’image emblématique de sa philosophie de l’Histoire.

Axel_Turner
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le 23 sept. 2016

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Axel Turner

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