Paul, jeune homme de Pittsburgh récemment sorti de taule, débarque à New York. Casquette Brooklyn, sac au dos, balafre au visage, Paul a des airs de baroudeur paumé. Il se retrouve dans la grosse pomme sur les bons conseils de la tante Mary, qui lui a suggéré de se faire héberger chez sa demi-sœur Sarah. Problème : lorsque Paul débarque à Port Authority, personne n'est là pour l'accueillir. Il commence par demander à quelques passants s'ils n'ont pas vu Sarah. En vain. Il traîne aux abords de la gare. Un petit groupe de blacks attire son attention, semble le fasciner. Ils s'adonnent au voguing, une danse urbaine particulièrement populaire dans les milieux afro-américains gay et trans, mélange de hip-hop et de poses de défilés de mode.


Quand Paul se décide à prendre un métro, il se fait casser la gueule et son téléphone portable. On peut dire que son séjour à New York commence mal. Dans son malheur, il est secouru par Lee, un mec louche qui trempe dans de drôles de combines. Après quelques amabilités (« T'es pas pédé, au moins ? », « Cet anneau, ça fait gay ») Lee propose à Paul un hébergement dans un centre. Et aussi un boulot. Oui, enfin... un business. Business qui consiste à « déménager » des appartements occupés ou à extorquer du fric à des locataires en grande difficulté pour honorer leur bail.


Lorsque Paul débarque chez sa demi-sœur Sarah, elle refuse de l'accueillir, prétextant qu'elle n'a jamais donné son accord. Ah, sacrée tante Mary... Et voilà Paul plongé dans un dénuement parti pour durer plus longtemps que prévu. Mais, miracle, il fait un soir la rencontre de Wye, la jeune femme du groupe de vogueurs déjà aperçus à la gare. Les deux âmes un peu cabossées vont se révéler prudemment l'une à l'autre, par petites confidences et petits mensonges interposés. Leurs parcours tortueux sont évoqués sans insistance et sans pathos. Paul a vécu en famille d'accueil, attendu longtemps sa mère qui lui avait fait la promesse, jamais tenue, de revenir bientôt. Une histoire de contrat pas honoré, un mensonge originel qui vous flanque pour le restant de vos jours un handicap sérieux dans la catégorie « relations sociales ». Wye, de son côté, s'est fait virer de chez ses vieux à seize ans pour avoir piqué un blouson de cuir rose à sa belle-mère. Pour ça, vraiment ? Oui...


Pour ses deux personnages, établir une relation est un risque. Aussi, chacun s'arrange un peu avec la vérité, de peur que l'autre ne puisse la supporter. Paul ne dit rien de son travail, ni de ses conditions de logement. Wye omet un détail d'importance : autrefois elle fut un homme. On comprend alors que la veste rose a sans doute scandalisé la famille pour une question identitaire et pas vraiment pour le vol... La relation amoureuse, comme la danse, suppose l'authenticité. C'est comme marcher sur le podium : il faut être le plus naturel et sincère possible. Le voguing apparaît, à la fin du film, comme le moyen que trouve Paul d'être authentique, enfin vrai. Il se présente d'ailleurs à la maison Mcqueen dans la catégorie « White Boy Realness ».


Danielle Lessovitz met au cœur de Port Authority la question familiale. Pour Paul comme pour Wye, la seule famille qui vaille n'est pas celle qui nous a été donnée mais celle qu'on se choisit. C'est particulièrement frappant pour la communauté des danseurs de voguing. Leurs membres s'appellent « frères », se soutiennent et s'encouragent. Lors du concours où Paul va apprendre que Wye est trans (elle danse dans la catégorie « Femme queen face »), chacune des participantes reçoit la note de 10. Difficile d'être plus bienveillant.


Le contraste avec la bande que fréquente Paul est saisissant. On peut ici reprocher au film son manque de complexité et son manichéisme. Le clivage est grossier et peu subtil entre la communauté noire LGBTQ solidaire et extravertie, et la bande de salauds blancs homophobes et racistes de Lee. L'opposition entre les deux groupes, ultra-simplifiée, est parfaitement schématique : pour les nuances, on repassera. À propos de la thématique familiale, la dernière séquence du film sombre même dans le sirupeux et le mièvre, avec ce dialogue d'une pauvreté et d'une niaiserie confondantes :
« -Qu'est-ce que tu attends d'une famille ?
-Je veux juste aider les gens auxquels je tiens. Et qui tiennent à moi, peu importe de quelle manière. »


Les focales longues et les mises au point approximatives insistent (jusqu'à provoquer la lassitude) sur la distance de Paul au monde qui l'entoure. Quand il fait la connaissance des nombreux colocataires de Wye, il reste à l'écart, les observe, passif, seul dans le cadre. Eux ne lui adressent pas la parole mais parlent devant lui comme s'il n'était pas là, signe que sa présence est au moins tolérée. Plus tard, un des danseurs du groupe parlera de Paul comme d'un fantôme : aucun membre du groupe n'a jamais rencontré quelqu'un qui le connaît.


Peu à peu les corps de Paul et Wye se rapprochent, non sans difficultés pour Paul (comme le montre sa fuite durant la scène des mensurations). Difficile apprentissage : les mains servent à exprimer, à caresser, pas seulement à cogner. Il y a, une fois la relation entre les amants consolidée, une vraie sensualité qui émane du couple (qu'ils sont beaux!), notamment dans le contact des peaux et les baisers échangés.


Port Authority s'attache également à dépeindre un New York des bas-fonds, où la misère et la précarité sont omniprésentes. Le collectif, moteur de la débrouille, est indispensable à la survie. La mise en scène intimiste, avec de nombreux plans rapprochés, fait écho à la question de l'espace, intelligemment traitée. Paul est contraint de vivre dans un foyer, en collectivité forcée. Wye vit dans un petit appartement avec sept autres danseurs, alors que le lieu est censé accueillir trois personnes. La danse est décrite par Wye comme un moyen d'accéder à un espace confisqué : « Je pense juste à reprendre l'espace que le monde ne me donne pas […] Et à me l'approprier. […] L'espace qui entoure mon corps et l'espace de mon corps. » La danse ouvre un espace à soi et pour soi, un espace individuel défendu par une communauté, une fraternité.


Danielle Lessovitz brasse peut-être beaucoup de sujets mais elle en élude à mon avis un essentiel : la gêne de Paul vis-à-vis du sexe de Wye, de « ce qu'il y a en bas », est trop rapidement évacuée (le récent Brookyn Secret d'Isabel Sandoval rencontrait exactement le même écueil). Il y a pourtant là, me semble-t-il, dans cette interrogation de « ce qu'il y a en bas », une vraie question à traiter. Qu'est-ce qui se joue dans la tête d'un homme lorsqu'il découvre que la femme qu'il aime a été un homme ? Quel impact la révélation a-t-elle sur la perception de sa propre virilité ? Question vertigineuse, visiblement taboue même pour ceux que le sujet intéresse. Ce n'était visiblement pas le propos de la réalisatrice qui, en se concentrant tant sur les mensonges de Paul, mène un récit de plus en plus mécanique et prévisible. Le style presque documentaire, caméra à l'épaule, s'efface au profit de maigres rebondissements et d'une écriture un peu forcée (la rencontre entre Lee et Wye, le squat de l'appartement de Sarah...)


Dommage, car *Port Authority* est techniquement plutôt réussi : belle photographie (notamment lors des scènes de danse nocturnes), intéressant jeu de focales (même s'il finit par être stéréotypé), beau rendu du contact des peaux. Les idées sur l’appropriation de l'espace et de soi sont subtilement mises en scène mais l'on déplore un certain schématisme dans l'opposition des groupes. Rien de honteux pour un premier long métrage, loin de là !
MonsieurPoiron
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le 12 août 2020

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MonsieurPoiron

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