« Nous sommes ici pour appliquer les lois, et nous le faisons rudement bien »


Mesdames, Messieurs, j’aimerais lire ceci : « L’agitation est dans nos rues, dans nos universités. Les étudiants s’ameutent, les communistes veulent détruire notre pays, la Russie nous menace et la République est en danger, de l’intérieur et de l’extérieur. Il nous faut la Loi et l’Ordre pour survivre » Que l’on nous pardonne de supposer que c’est notre Président qui parle. Mais non ! Ces mots ont été prononcés en 1932 par Adolf Hitler. Nous savons quelle Loi et quel Ordre s’en sont suivis.
L'avocat de la défense



Californie du Sud, dans le parc national désertique de Bear Moutain, arrive un véhicule de l’armée dans lequel se trouve un groupe de prisonniers encadré de près par des hommes armés jusqu’aux dents. La caméra passe sur chaque visage : d’abord ceux des militaires impassibles, aucune émotion ne transparaît, le regard caché derrière des lunettes sombres, ils incarnent la force et l’ordre. Puis ceux des détenus, ce sont des visages jeunes aux cheveux longs, mais leur mine est sombre. On devine dans leurs traits juvéniles qu’avant qu’on ne leur passe les menottes, ils étaient sauvagement libres, embrassant des causes perdues, dans lesquelles il est dangereux de croire. La radio occupe alors tout l’espace sonore, elle nous plante le décor : 1970, alors que la guerre du Vietnam bat son plein, le président des Etats-Unis Richard Nixon a déclaré l’état d’urgence. Toute forme d’insurrection, tout acte de sabotage menaçant la sûreté intérieure, sera suivi de l’arrestation et de l’emprisonnement des agitateurs. C’est le pouvoir que l’article 2 de la loi MacCarran de 1950 donne au président, sans même que cela nécessite l’approbation du Congrès. Ces éléments subversifs qui sont appréhendés, on va leur proposer d’échanger leur lourde peine d’emprisonnement contre un séjour à Punishment Park, un parc d’entraînement pour les policiers anti-émeutes et les militaires.


Cette fiction qui reprend des éléments réels a une intention claire : proposer une critique acerbe du gouvernement de Nixon. Quand un réalisateur fait le pari d’un scénario du pire pour l’avenir de son pays, il faut chercher dans l’histoire, dans le contexte de l’époque, des indices qui vont nous permettre de comprendre. Les années 60-70, c’est la désobéissance civile, le refus du service militaire, les émeutes éclatant un peu partout dans le pays : contre le Vietnam, contre le gouvernement, contre la société. Cette jeunesse insoumise, elle ne donnera pas sa vie pour cette guerre. Militants des droits civiques, féministes, objecteurs de conscience, communistes, anarchistes, ce sont eux les mauvais citoyens, les ennemis de l’intérieur. On repense à l’épisode du maccarthysme, cette traque dans toutes les sphères de la société des communistes, les répressions sanglantes des mouvements protestataires à Los Angeles, Détroit, Chicago… C’est dans ce climat électrique où les jeunes appellent à une révolution des mœurs, à la subversion du conformisme des parents, que la répression policière se déchaîne et que la paranoïa gagne la société.


On est au bord de la guerre civile et ce scénario dystopique aux allures de documentaire, il me semble que l’on peut y croire en se replongeant dans l’histoire des Etats-Unis. Peter Watkins, le réalisateur, brouille les frontières du documentaire et de la fiction pour concevoir un film hors-norme, profondément pacifiste et radical sans même se contredire. C’est un film qui prend à partie le public pour l’alerter et lui transmettre un message définitivement pessimiste sur la situation américaine. Pour permettre cette sensibilisation du spectateur, il faut lui donner un rôle, celui de témoin. J’ai ressenti durant le visionnage du film que le réalisateur voulait faciliter l’identification du spectateur aux journalistes (peut-être de la BBC) : si ceux-ci n’apparaissent jamais à l’écran leur présence se ressent, ils orientent la caméra tantôt sur les condamnés, tantôt sur leurs bourreaux, leur posant tour à tour des questions. Cette équipe de télévision a été autorisée par le gouvernement à venir tourner un reportage sur Punishment Park pour en clarifier l’intérêt mais aussi certainement pour dissuader ceux qui voudraient suivre l’exemple tragique des accusés. Nous sommes les témoins silencieux de ce spectacle inédit, nous allons lever le voile avec les journalistes sur ce qui se passe réellement à Punishment Park. Ce sont deux groupes de militants que nous suivons, le premier durant la 48e session du tribunal d’urgence où nous assistons à leur procès poignant, le second en plein désert, purgeant leur peine dans le vaste terrain de chasse de la police américaine.


C’est non sans une pointe d’humour (noir) que l’on découvre une véritable parodie de procès, dont les jurés sont les représentants de cette génération dépassée par les débordements de leurs enfants. Professeur, ouvrier, femme au foyer, journaliste, c’est dans la figure de l’américain moyen que l’on trouve les exécutants d’un Etat fascisant. L’une des jurés les plus véhémentes est présentée dans un sous-titre : « Mary Jurgens : housewife and chairman of Silent Majority for a Unified America », cette référence à l’allocution télévisée de Nixon de 1969 où il fait directement appel au soutien de cette « great silent majority », ne rend que plus crédible l’utilisation d’un tribunal populaire pour rétablir l’ordre. Qui aurait pu se trouver mieux placée que cette mère de famille pour réprimander ces mauvaises graines ? Ce procès, c’est le prétexte idéal pour faire s’affronter dans une joute poignante des accusés convaincus d’avoir le comportement que leur dicte leur morale, et des jurés persuadés de servir au mieux leur pays. Ce procès, il sert à nous faire entendre la voix de chacun, à comprendre leurs convictions, leurs valeurs, tous les points de vue nous intéressent. Si notre sympathie va immédiatement au groupe des accusés, ce n’en est pas moins important d’entendre les arguments de la partie adverse, et il est véritablement passionnant de suivre leur échange où nul ne parvient à conserver son sang-froid.


Les sujets abordés par les jurés nous invitent aussi à réfléchir sur nos propres positions. Peut-il exister des guerres justes ? Oui, répondra un juré, après tout c’est ce qu’on entend tous les jours à la télé. Ces jeunes accusés qui font face tour à tour à ce tribunal populaire, nous dressent le portrait d’un pays, le leur, né et régnant dans la violence : arraché aux indiens, industrialisé grâce à la sueur des esclaves noirs, « l’Amérique est aussi psychotique qu’elle est puissante ». Et si tout cela tient, si tous croient en leur pays avec une telle ferveur, c’est parce que l’Etat entretient un système de propagande qui transforme à sa guise la vérité. La réponse qui leur sera donnée, c’est celle dictée par la peur et le refus d’envisager une alternative à leur société et leur mode de pensée. Les accusés tournent en ridicule la conception qu’ont les jurés de la moralité ainsi que leur incapacité à voir que la guerre, la pauvreté, le racisme, la brutalité policière, l’oppression, l’impérialisme sont la véritable immoralité. Mais n’oublions pas qu’il ne s’agit que d’une parodie de procès, il y a bien un avocat de la défense mais lorsqu’il tente de faire appel au bon sens des jurés il ne trouve aucun écho. L’un des accusés se tourne, désespéré, vers la caméra de l’équipe de télévision, vers nous, il crie dans notre direction qu’il veut des témoins de l’inconcevable sentence qui va lui être rendue. Et on comprend leur terreur, qu’ils tentent de dissimuler par l’aplomb de leurs réponses, on entend tout comme eux les bruits permanents de balles tirées, des pales des hélicoptères planant au-dessus de Punishment Park. Alors une évidence s’impose à nous, ce sont des jurés fous qui font tuer les enfants de leur pays.


Les scènes de procès qui nous plongent dans un affrontement d’arguments passionnant, alternent avec celles qui nous immergent au cœur de Punishment Park et qui sont les plus difficiles à regarder. Un groupe se voit expliquer les règles du jeu par des militaires : ils auront trois jours sans eau ni nourriture pour atteindre le drapeau américain, mais dans cette quête ils seront poursuivis par un escadron de policiers. Encore une fois nous sommes amenés à nous demander si tout cela est bien crédible. Alors il suffit de se remettre à l’esprit le goût des américains pour les armes, la banalisation de leur usage, ça ne nous paraît même pas si improbable. Est-ce bien nécessaire cette longue scène de présentation des règles ? C’est peut-être pour donner un semblant de discipline à un jeu qui n’en a pas en réalité, il y a peut-être aussi un peu de sadisme : ce n’est jamais aussi drôle que lorsque les condamnés pensent avoir une chance de s’en sortir en suivant les règles. Punishment Park ce n’est pas un camp de redressement comme on en trouve aux Etats-Unis, c’est un parc d’entraînement pour les policiers anti-émeutes et militaires, ce qui fait toute la différence, et provoque un juste effroi pour nous, spectateurs. Lorsqu’on les voit fondre sur des êtres humains désarmés et épuisés, le film se fait documentaire animalier, on se trouve en plein désert, et ce sont les prédateurs carnassiers qui règnent en maître. Le chef du groupe armé, l’agent Edwards, forme ses recrues, parfois très jeunes, il leur explique qu’ils ont à leur disposition une arme qui arrêterait un rhinocéros en pleine course, que chaque cartouche contient 9 petites billes et que la chevrotine part dans toutes les directions, alors tant pis pour tout ce qui se trouve à proximité lorsqu’ils tireront. On comprend que même si tous, chasseurs comme proies, sont citoyens américains, il y a en réalité deux camps : ceux qui sont armés et ceux qui ne le sont pas. Ces derniers sont déshumanisés, après tout s’ils sont dans Punishment Park c’est parce qu’ils ont failli à leur devoir et ne méritent plus de bénéficier des mêmes droits que les autres citoyens. Il faut tout de même admettre un caractère outrancier dans cette répartition manichéenne des rôles. Le parti pris radical de cette œuvre de contre-culture, dont l’objectif est de choquer, est de représenter sans compromis la police américaine dans tout son potentiel de violence.


On se met à espérer qu’ils atteignent le drapeau et qu’ils auront la vie sauve, mais les conditions sont telles qu’on prie pour que leur âme reste sauve elle-aussi. Tout est réuni pour les pousser à la violence, à abandonner leurs valeurs, pour les contraindre à devenir comme les policiers les matraquant. Ce sont des plans qui glacent d’effroi, sur le visage juvénile d’un jeune soldat de 18 ans qui n’a jamais touché à une arme, ou pire sur le visage carnassier et provoquant de l’agent Edward. C’est en cela que le film se fait horrifique, ce qu’on devrait retrouver d’humain dans la figure de ces hommes, on ne le trouve pas, et face à l’escalade de la violence on ne peut qu’être démuni. Pourtant il y a un retournement, alors que nous étions ce témoin discret derrière la caméra, saisissant chaque moment du procès, puis de la traque, nous finissons par être nous-même insurgés. C’est probablement la réaction qu’attendait Peter Watkins de son public. A notre tour, par la voix des journalistes, nous pointons du doigt les abominations de la violence policière, le monde entier verra ces images, nous les menaçons des conséquences de leurs actes, qu’ils vont devoir assumer lorsqu’ils vont passer à la télé. C’est la réponse sans appel de l’agent Edward qui pourrait être celle de ce gouvernement fascisant que dénonce le réalisateur : « Nous sommes ici pour appliquer les lois, et nous le faisons rudement bien. »


Aujourd’hui il est toujours pertinent de regarder Punishment Park, même si c’est un film qui est propre à un contexte, celui des Etats-Unis en pleine guerre du Vietnam, parce que c’est l’histoire d’un pari qui sera toujours d’actualité : est-ce qu’on peut s’en sortir en acceptant de se plier aux règles du jeu de l’Etat ? C’est ce pari que font tous les condamnés en tentant de remplir l’objectif qui leur a été donné : atteindre le drapeau américain flottant au vent. Face à la répression policière, à l’oppression, il n’y a pas de renoncement possible, et c’est peut-être le véritable message de son réalisateur Peter Watkins dont le film est à mon avis trop peu connu.

Sycamore
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le 5 avr. 2020

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