Alors que son cinéma est souvent tenu pour un patchwork de Kubrick et Herzog, voir de Lynch [héritage cache-misère ou téméraires convocations formelles, c'est selon], le premier long de Winding Refn évoque plutôt Scorsese, sans que le danois marche tout à fait dans ses pas. Dans Pusher, l’illusion de toute-puissance de ces marginaux s’effrite dès l’intro : ici, non seulement le gangster idéalisé n’existe pas, mais il n’est même plus fantasmé. Succès en Europe, réellement découvert en France sur le tard avec ses deux suites, c’est un film brut, sec et ultra-réaliste proposant une plongée dans l’univers de la petite criminalité via les tribulations d’un dealer, caméra à l’épaule à l’appui.

La narration s’articule donc autour de Frank, trafiquant d’héroïne à Copenhague dont les dettes vont précipiter la chute, puisqu’après la mise en échec d’un gros coup par une intervention policière et la trahison de son ami et second, son fournisseur lui impose un ultimatum qu’il ne peut surmonter.

Frank est un pauvre type, un "raté" comme l’est son ami Tonny [Mad Nikkelsen, dans un rôle moins rentré mais exécuté avec une subtilité sans pareille]. Du monde parallèle dans lequel ils se confondent, aucune perspective ne s’offre à eux ; leur langage, trivial, degré zéro, n’est qu’une stigmate comme une autre de la platitude de leurs aspirations. Avec les lieutenants de la mafia locale, il est simulé, faux et codifié, théâtralisé à l’envie par Milo, le leader serbe.

Cette grandiloquence roturière et feinte, comme la spontanéité préservée entre les deux acolytes, confine à la stérilité et au vide existentiel. Tous les personnages de Pusher sont happés par un tourbillon absurde, évoluent résignés dans une spirale inepte. S’inscrire dans l’engrenage est devenu pour eux la fin en soi, morose et essentielle. En fait, Pusher est surtout un anti-Scarface ; là-bas l’ascension, les fastes et la décadence lyrique, ici l’abîme, irrévocable, et une noirceur hégémonique.

Pusher nous emmène ainsi dans les lieux ou on ne s’arrête jamais, sans céder à une quelconque surenchère, préférant un regard sans filtre ni fioritures donnant à la semaine de descente qu’il filme une allure quasi documentaire. L’immersion est passionnante, la vision qui la cadre simple, juste et directe.

Après avoir été débarqué des Amériques [son Inside Job, commercialement parlant, fait un four], Refn tournera deux suites à son film presque une décennie plus tard. Une fois ce coup-d’essai, coup de maître visionné, on est pressés d’avoir l’occasion de replonger, tant ce premier Pusher, humble mais sûr de lui, fait montre d’une ambition et d’une énergie fulgurantes.


http://zogarok.wordpress.com/2014/10/15/la-trilogie-pusher/

Créée

le 15 oct. 2014

Critique lue 583 fois

5 j'aime

Zogarok

Écrit par

Critique lue 583 fois

5

D'autres avis sur Pusher

Pusher
Kobayashhi
7

Critique de Pusher par Ludovic Stoecklin

C'est l'été, il fait très chaud et le meilleur moyen de se rafraichir, hormis le ventilateur ou un bon atomiseur, ne serait-il pas de plonger dans un film tout droit sorti du Danemark. (Cette...

le 29 juil. 2013

53 j'aime

1

Pusher
Deleuze
7

Sale semaine

Disons le tout de suite, on aura jamais vu des hommes se déchaîner à ce point pour un sachet de lactose que devant Pusher. Il est bien connu que les dealers, à force d’abuser de leur marchandise,...

le 18 août 2014

48 j'aime

1

Pusher
DjeeVanCleef
5

Trombinoscope.

Quand dans tes narines Qui frétillent C'est de la farine Ou du lactose C'est la même chose Ça te rend morose Faut mettre le frigo De Milo Dans l'auto Et si les putes Te rebutent C'est que tu n'es pas...

le 28 sept. 2013

34 j'aime

15

Du même critique

La Haine
Zogarok
3

Les "bons" ploucs de banlieue

En 1995, Mathieu Kassovitz a ving-six ans, non pas seize. C'est pourtant à ce moment qu'il réalise La Haine. Il y montre la vie des banlieues, par le prisme de trois amis (un juif, un noir, un...

le 13 nov. 2013

49 j'aime

20

Kirikou et la Sorcière
Zogarok
10

Le pacificateur

C’est la métamorphose d’un nain intrépide, héros à contre-courant demandant au méchant de l’histoire pourquoi il s’obstine à camper cette position. Né par sa propre volonté et détenant déjà l’usage...

le 11 févr. 2015

48 j'aime

4

Les Visiteurs
Zogarok
9

Mysticisme folklo

L‘une des meilleures comédies françaises de tous les temps. Pas la plus légère, mais efficace et imaginative. Les Visiteurs a rassemblé près de 14 millions de spectateurs en salles en 1993,...

le 8 déc. 2014

31 j'aime

2