Quel déshonneur que de survivre à ses enfants

Ran a beau être seulement le second film que je regarde de Kurosawa (après l'ombre du guerrier), l'expérience cinématographique n'en est pas moins surprenante. Kurosawa, du moins concernant ces deux films, sait de façon tantôt remarquable tantôt copier collé reporter de petits éléments par ci par là dans le but de créer de grandes fresques guerrières. Et le tour de force me paraît brillamment exécuté, même si certains voient en Ran un énième volet d'une "saga" que Kurosawa aurait "sur-réalisé" jusqu'à lui faire perdre son intérêt. Il y a sans doute un peu de vrai là dedans mais le film me paraît se suffire a lui même, bien qu'appartenant a la filmographie très chargée de Kurosawa. Il faudrait pouvoir le regarder sans apriori de déjà vu (ce qu'il faudrait d'ailleurs faire avec n'importe quel film mais cela reste mon avis et il est difficilement réalisable).
Quid de tout cela, que vaut véritablement Ran ? Personnellement je n'ai pas lu le Roi Lear dont le film est une adaptation aussi ne pourrais-je faire le rapprochement ou y faire d'habiles références. Que voulez vous, ma culture de Shakespeare se limite à Roméo et Juliette et Othello. Peu importe car notre film débuté sur une de ces longues scènes que Kurosawa maîtrise à la perfection. Un seigneur qui, visiblement est mal en point, fait part à ses trois fils que son temps s'achève , qu'il laisse son héritage à son aîné car lui ne peut plus en supporter la charge. Avec tout cela le clan se retrouve dispaché en trois factions que chaque fils dirigerait, seulement un imprévu survient. Alors que les frères aînés se réjouissent poliment de la retraite anticipée de leur seigneur de père, le plus jeune, lui, s'offusque, dans un mélange de bonté d'âme (ou d'un trop plein d'honnêteté plutôt) et de naïveté. Mais le vieux seigneur refuse que l'on discute ses directives, car même s'il ne mesure pas encore les répercutions que sa décision aura, il ne pense pas pouvoir avoir tort. Le plus jeune des fils se fait donc purement et simplement bannir, totalement refoulé de l'esprit de cet homme qui nous apparaît comme borné, figé dans la roche et fou. On imagine alors fort bien les complots se dessiner dans l'esprit des deux autres frères pour qui, l'héritage sera moitié plus facile d'accès désormais.
Se déroule un peu de temps, chaque frère voit sa situation évoluer mis a part le frère du milieu, comme c'est souvent le cas d'ailleurs dans une famille type. Le plus jeune lui a été chaleureusement recueilli par un autre clan tandis que le plus vieux est désormais seigneur à la place du seigneur. Mais voilà , le souvenir de l'ancien pouvoir est encore vivace, si bien que l'aîné n'ose pas prendre véritablement les rennes et l'ex seigneur peine a lui laisser. On de retrouve dans un schéma familial classique (et d'animal) lorsque le rôle de dominant vient à passer d'une génération à une autre sans que l'un comme l'autre ne se décide vraiment à quitter sa confortable position. Mais l'aîné des trois frères se voit glisser de subtiles pensées par son épouse qui est sans conteste, avec le vieux seigneur, le personnage les plus intéressant et le plus travaillé. La femme donc, sait comment parler aux hommes et le convint de tenir tête à son père qui accessoirement est venu au château avec son escorte, se comportant comme l'ancien seigneur qu'il était, les inconvénients en moins. L'aîné y accède mais l'acte (tout bête au final) est lourd de conséquences car il démontre l'hostilité entre les hommes de l'ancien seigneur et ceux du nouveau. S'en suit un combat d'influence se soldant par le mort d'un garde du fils ainé, tué à l'arc par le père alors que le même garde allait s'en prendre à son fou. La mort est impardonnable selon le fils qui demande que soit rédigé de la main de son père, un traité indiquant les pleins pouvoir du nouveau seigneur. Le père, se sentant floué n'en revient pas et pense encore maîtriser les choses alors qu'il s'est condamné tout seul à une longue agonie. Le fils chasse donc le père et sa milice, lui qui a présent n'est pas moins va nu pieds que l'étais le plus jeune de ses fils lorsqu'il l'eut banni. Le vieil homme voyage donc de châteaux en châteaux, visitant au passage son autre fils qui lui avouera son allégeance au nouveau seigneur son frère et par extension son incapacité à l'héberger ou lui venir en aide. On fait table rase du passé et le vieux seigneur se retrouve bien vite reclus dans l'un de ses châteaux avec ce qui lui reste de fidèles, assiégé par les armées de ses deux derniers fils en course pour l'héritage. Et pendant que le château se fait misérablement détruire, les complots font des petits et un "malheureux" accident survient : le frère cadet se fait tuer par un des soldats de son aîné. Ce dernier se retrouve donc seul héritier vivant et peut, avec son armée victorieuse aller s'emparer de la vie de son père. C'est à ce moment précis que survient ce qui est pour moi la plus belle et la plus tragique scène du film. L'ancien seigneur s'est enfermé dans ses quartiers. Il est et reste est stoïque tandis que ses hommes se font charcuter et que l'on incendie ses appartements à coup de flèches enflammées. Le voilà le vrai désespoir, il se lit dans les yeux de cet homme. Voilà un homme qui a tout perdu, son titre, ses enfants (d'une façon différente pour chaque), et pire que tout, son honneur. Et l'honneur bafoué ne saurait se réparer qu'en faisant couler le sang, aussi décidé t il de se faire harakiri. Le problème c'est qu'il n'y a aucun sabre digne de ce nom dans la pièce. Le vieil homme se voit alors terriblement humilié sans possibilité de mettre fin à ses jours, ce qui est pour les nobles japonais de l'époque , le plus terrible des affronts. Contraint à la vie, le vieux et ex seigneur ne peut que fuir pour achever sa transformation physique et mentale afin de devenir un spectre, l'ombre de lui même. On voit d'ailleurs que plus son exil se prolonge et plus il devient pale , presque transparent, sans pouvoirs ni enfants, il n'est rien de moins qu'un esprit. Et ce ne sera pas la compagnie de son fou et de son fidèle garde du corps qui lui remontera le moral. On va assister a une terrible décente aux enfers où les vieux démons de l'ex seigneur vont rejaillir a la surface pour le tourmenter encore un peu plus. Le petit groupe tombera sur une mystérieuse cabane habitée par un mystérieux individu n'étant nul autre que le fils d'un ancien ennemi vaincu et accessoirement le frère de la femme du second fils du seigneur. L'homme a les yeux crevés et l'évocation de son passé réduit à néant l'esprit du vieux seigneur. Ils finissent par errer sans but vers une mort certaine et lente. La réalisation de ce voyage vers le néant est d'une remarquable intensité devant laquelle on ne peut que rester contemplatif.
Chez le frère ainé c'est la victoire mais la célébration n'est qu'en demi teinte car le plus jeune des frères ne s'est pas fait oublier et recherche son père malgré ce qu'il lui a fait. Il dispose également d'une armée conséquente, ce qui pousse son aîné à le combattre lui aussi. Le nouveau seigneur ne semble pas très doué à l'art de la guerre et son armée se fait rapidement repousser. Le jeune frère, lui, part avec plusieurs de ses hommes retrouver son père, guidé par son fou venant requérir son aide. Le fils retrouve son père et ce dernier de trouve dans un tel état de décrépitude qu'il ne le reconnaît pas dans un premier temps. Lorsque la mémoire lui revint, le vieil homme se confond en excuses et en sanglots pour finir par des rires et de la joie. A son contact, l'ancien seigneur semble retrouver un peu de vie. L'extase ne sera que de courte durée comme bien souvent car le fils se fait abattre d'un tir d'arquebuse appartenant à l'un des soldats du seigneur. Le père pleure son fils comme jamais dans une scène à le fois saisissante et pathétique. M'est alors venu l'idée du titre de ma critique. Et il est vrai qu'il n'y a rien de plus terrible pour un parent de survivre à son enfant. Pour cet homme qui, jadis, fut un grand seigneur, la seule blessure qui pu être plus douloureuse que l'humiliation de le défaite, c'est la perte totale de tout ce pour quoi il a vécu, la perte de son essence par la mort de la chair de sa chair. La douleur est telle que le vieil homme rend son tout dernier souffle sur le cadavre encore chaud de son plus jeune fils, lui qui fut tant honnête avec lui, le seul d'ailleurs.
Concernant le reste du film, je fais le choix de ne pas en parler. Ayant déjà beaucoup spolié, il me semble plus que convenu de laisser une part de découverte à ce film. Surtout que ce qui attrait au personnage de la femme du seigneur est extrêmement intéressant et bien amené. Je conseille donc à quiconque aimant le cinéma de se ruer regarder Ran, si ce n'est pas déjà fait. Le film a beau connaître des longueurs, le propos n'en est pas moins palpitant. Ran nous parle des liens familiaux et des tragédies pouvant s'ensuivre. C'est du grand grand art.

Fosca
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleurs films de 1985

Créée

le 7 sept. 2015

Critique lue 453 fois

6 j'aime

2 commentaires

Fosca

Écrit par

Critique lue 453 fois

6
2

D'autres avis sur Ran

Ran
Docteur_Jivago
10

Même Dieu et Bouddha ne pourraient sauver les hommes de leur stupidité meurtrière

C'est au cœur du Japon du XVIème siècle que nous immerge Akira Kurosawa, s'inspirant du Roi Lear de Shakespeare, pour conter cette histoire mêlant succession et guerres de pouvoirs. Akira Kurosawa...

le 14 déc. 2015

71 j'aime

13

Ran
Lilange
9

Ragnagna

Je n’ai pas envie de parler de ce film en fait. C’est un peu la honte au vu des belles choses que j’en ai lu. Et franchement, je ne me sens pas de m’atteler à ce genre de grosse besogne...

le 10 avr. 2017

50 j'aime

8

Ran
Kobayashhi
8

Only the birds and the beasts live in solitude.

Nous revoici à nouveau 5 ans après Kagemusha, propulsé dans une nouvelle fresque très ambitieuse, dans un libre adaptation de l'un des plus beaux classiques de Shakspeare, Le Roi Lear. Grâce au...

le 8 sept. 2013

41 j'aime

2

Du même critique

Juste la fin du monde
Fosca
8

Natural Blues

Bien malin celui qui parvient à noter sereinement ce film. Personnellement il ne m'est guère aisé de le glisser au sein d'une échelle de valeur. Dans tous les cas, une note ne pourra s'avérer...

le 22 sept. 2016

190 j'aime

13

Grave
Fosca
8

Deux sœurs pour un doigt

Bien que préparé à recevoir ma dose de barbaque dans le gosier sans passer par la case déglutition, je ne peux qu'être dans un tel état de dégoût et d'excitation à la fin de ce film qu'il me sera...

le 21 févr. 2017

135 j'aime

23

Mother!
Fosca
8

L'Antre de la Folie

Au commencement... Comment commencer à parler de ce film sans en révéler toute l'essence ? C'est bel et bien impossible. Le nouveau venu de chez Aronofsky n'est pas une œuvre dont nous pouvons parler...

le 8 sept. 2017

84 j'aime

18