24 heures après avoir vu Rango, un goût étrange me reste dans la gorge. Il y a des films comme ça, dont on sait qu’ils ne marqueront pas l’histoire du cinéma plus de six mois et qui pourtant vous touchent sans que vous réussissiez vraiment à vous avouer pourquoi. Ce que l’on peut être malhonnête envers soi-même, parfois. Les miens s’appellent Hulk (oui, oui, le premier), La Jeune Fille de l’Eau, Bram Stoker’s Dracula… J’ai toujours aimé les outsiders, ces films que beaucoup détestent mais qui sont irréprochables dans leur approche. Des films sincères, des visions, finalement, plus que des réussites commerciales ou critiques.

J’étais hier à une séance du soir de Rango avec ma fille aînée. C’est notre petit plaisir à tous les deux, un film chaque semaine. C’est peut-être aussi une histoire de volonté de transmission de mon amour du cinéma… ou alors une simple excuse pour aller voir des dessins animés passés trente ans.

Au bout de 5 minutes, j’ai compris que je m’étais fait avoir. Que ce n’était pas un film pour enfant. Et cette révélation s’est confirmée tout au long du film, malgré le petit tampon encreur multicolore à l’effigie du caméléon offert avec le pop-corn de ma môme.

Et pourtant, je suis resté fasciné par ce film, par son malin plaisir à jouer les protéiformes, à frôler le film d’auteur pour devenir dans la séquence suivante l’objet le plus convenu et calibré d’Hollywood, par sa malhonnêteté intrinsèque lorsqu’il gagne des minutes entières avec des hommages appuyés à la culture cinématographique : Sergio Leone, évidemment, mais aussi Kubrick, Gilliam, Eastwood, Tarantino (en l’occurrence, c’est un peu l’histoire du pilleur pillé) pour ensuite revenir à des thèmes aussi difficiles que l’identité et la solitude. avec des séquences qui laissent entrevoir une véritable patte chez Verbinski.

Paradoxal. C’est le mot. Paradoxal. Dans sa présentation, dans son propos, dans son traitement.

Paradoxal, tout d’abord, de se présenter comme un film d’animation et de se vendre tout public, alors qu’il est tellement bavard qu’il peut même devenir roboratif pour un adulte, qu’il fourmille de références hors de portée de n’importe quel enfant, et même parfois de la plupart des adultes (je me suis surpris à éclater de rire tout seul dans une salle qui ne réagissait pas, un sentiment étrange).

Paradoxal, parce que pour la première fois de mon expérience cinématographique, j’ai vu un film en image de synthèse réellement photoréaliste. A tel point que je m’interroge encore sur certains plans. Etrange, donc, de choisir un tel format pour ensuite appliquer un traitement aussi proche du réel (le rendu de l’eau, du poil, de ces choses qui sont des cauchemars pour les animateurs, prouvent que plus rien n’est impossible). A quoi bon composer un verre de flotte aussi réel quand il suffirait de le filmer ? Malaise donc : il y a certains instants où même l’œil exercé ne sait plus s’il regarde une image réelle ou une image artificielle, et cette sensation ne quitte pas le spectateur, que ce soit dans les choix de l’éclairage, des décors ou du rendu des personnages.
Paradoxal encore : certains personnages sont tellement détaillés qu’on ne parvient plus à les identifier. Des rats ? Des chiens de prairie ? Des lapins ? Des taupes ?
C’est là que votre fille vous souffle à l’oreille : Papa, celui du milieu, on dirait qu’il a un zizi au milieu de la figure. Et que répondre à ça, quand ça fait dix minutes que vous vous demandez quel animal peut bien avoir une quéquette à la place du tarin.
Autre raison d’écarter les plus jeunes : ici, pas de couleurs saturées… Si ce ne sont, justement, les couleurs des éléments du monde imaginaire du Lézard : un poisson mécanique, un reste de Barbie, une chemise hawaïenne. Voilà donc un film en image artificielle qui se veut plus réaliste que la réalité pour dénoncer l’artifice… A moins que ce ne soit pour le louer ?

Le film entier est à l’image de ce paradoxe entre réalité et artifice, entre vérité et fiction. Et tout enfin se mélange : le réalisateur, le personnage, l’acteur principal, leur filmographie.

Car ce caméléon est un acteur (évidemment). Il se fait passer pour ce qu’il n’est pas, avant de découvrir qu’il peut être qui il veut. Il est doublé par Johnny Depp. Il porte une chemise hawaïenne comme Depp dans Las Vegas Parano. Il croise Raoul Duke, le personnage joué par Depp dans Las Vegas Parano, séparé de lui par un simple pare-brise, surface vitrée qui sépare les deux reflets. Il atterrit dans une ville du Far West au 20ème siècle. Il vit une expérience mystique calquée sur celle de Jack Sparrow, joué par Depp, dans Pirates de Caraïbes, autre film de Verbinski. Il rencontre l’esprit de l’Ouest, incarné par un autre grand mythe d’Hollywood, sur lequel il calque dès lors toutes ses attitudes. Finalement, ce caméléon se compose une personnalité, Rango, lui qui pourtant n'était personne... puisque l'on ne saura jamais réellement quel était son nom avant qu'il ne le choisisse lui-même. Rango, c'est un personnage autant qu’un masque.

Voilà donc un film sur l'usurpation d'identité qui usurpe son statut de film pour enfants, un film en images de synthèse qui s’évertue à faire vrai, un film où le héros n’est autre qu’une réflexion sur l’acteur par l’acteur et pour l’acteur, un film qui passe des scènes les plus convenues au plus étranges, qui alterne cinéma pop-corn et expérience mystique, action effrénée et rythme lancinant, humour ravageur et existencialisme, un film qui se moque de lui même et de son public, un film qui vous crie tout au long de la projection qu’il n’est que ça, un film, qui vous laisse à la porte tout en vous séduisant, un film hommage et un film intime, un film personnel dans un emballage de film grand public, un film original fourmillant de déjà-vus.

Une question subsiste alors à la sortie : Intelligence ou roublardise ? Réflexion ou récupération ?


Un mystère pour moi. Mais quand la forme et le fond sont aussi imbriqués, il ne reste que la certitude d’être devant un film réussi.
David_Rousseau
8
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le 19 mars 2013

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Neal Heder

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