Cette critique spoile le film Rashômon.
Il était grand temps pour moi de voir un film d'Akira Kurosawa, et c'est maintenant chose faite. Que dire si ce n'est que je comprends totalement pourquoi il est considéré comme un grand réalisateur. Si j'ai mis du temps pour me pencher sur sa filmographie, c'est que je savais que son cinéma comporte pas mal de films de samouraïs et ce n'est pas forcément quelque chose qui me donne envie sur le papier. Toutefois, limiter les longs-métrages d'Akira Kurosawa à de simples films de samouraïs est une grossière erreur, et ce même quand il s'agit de films de samouraïs. Car le Japon médiéval n'est là que pour donner un contexte propice à un développement philosophique, développement qui se fait grâce à une maîtrise incontestable des outils cinématographiques – à la manière, par exemple, d'un Ingmar Bergman avec son Septième Sceau. La mise en scène que déploie Akira Kurosawa dans ce film est d'une intelligence redoutable. Néanmoins, pour comprendre les aspects cinématographiques de Rashômon, il faut déjà se tourner vers ses aspects philosophiques.
Le sujet principal de Rashômon est la vérité. Partant d'une histoire supposément simple – le meurtre d'un homme raconté par plusieurs témoins oculaires – Akira Kurosawa, grâce à une narration éclatée et pourtant maîtrisée, montre petit à petit à quel point le concept de vérité, qui peut paraître superficiellement si simple, est beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît. Les histoires qui nous sont contées se contredisent, se remettent en cause les unes et les autres, et ce car chaque protagonistes interrogés tentent de mettre en valeur des éléments lui convenant pour servir ses intérêts – ce qui est un joli euphémisme pour dire qu'ils mentent – ; ou alors ils mentent de manière honnête, c'est-à-dire qu'ils racontent ce qu'ils pensent être la vérité, en toute honnêteté donc, mais en livrant tout de même un témoignage erroné de la réalité, dû à la subjectivité de leur point de vue face à l'incident – et ne parlons même pas du manque de fiabilité de la mémoire humaine.
Si les témoignages, au lieu de nous éclairer sur ce qui s'est passé, nous perdent de plus en plus, c'est parce que, avec Rashômon, le but d'Akira Kurosawa est autre que de livrer un mystère bien ficelé, tel un film hollywoodien, avec un dénouement grandiose ; le réalisateur japonais s'intéresse d'autant plus à la perception de la réalité et son rapport avec la vérité. Nous sommes, en tant qu'êtres humains, limités par notre subjectivité, que ce soit consciemment ou non. L'objectivité et la vérité, du film mais aussi de notre propre réalité, existent mais nous sont inaccessibles, et sont multiples. Tout cela est raconté dans le Japon médiéval, dans une période troublée par une guerre sanglante, où il est alors facile de perdre foi en l'humanité – ce qui est le thème sous-jacent du film : pouvons-nous croire en l'autre alors qu'il a la capacité de nous mentir ?
De là, Akira Kurosawa développe une réalisation d'orfèvre pour porter son long-métrage. Le montage – peut-être la composante la plus importante de Rashômon – est remarquable : le cinéaste donne une structure particulière, et totalement novatrice pour l'époque, à son film en imbriquant les divers récits les uns dans les autres (la porte de Rashômon, les scènes d'interrogatoire et la retranscription à l'image des témoignages), récits présentés par plusieurs narrateurs, sans pour autant que nous soyons perdus à un seul instant. Et, un œil avisé remarquera aisément que la mise en scène du réalisateur est différente pour les trois diégèses du film ; la mise en scène elle-même est un mensonge de plus dans ce film – mais comme dans tous les autres. Que ce soit le choix des cadres ou du placement des acteurs à l’intérieur desdits cadres, la mise en scène est subjective et manipulatrice. Néanmoins, nous nous imaginons que les flash-backs que nous voyons à l'écran sont vrais – au moins au niveau de la diégèse du film –, et d'autant plus à l'époque de la sortie de Rashômon, alors que ce n'est pas le cas : chaque témoignage est montré tel que son narrateur le raconte, toutefois il ne dit pas forcément la vérité.
Visuellement parlant, cela se traduit par le fait que l'action racontée dans les témoignages se soit déroulée dans une forêt. Par ce fait, Akira Kurosawa joue sur des contrastes de lumière et d'ombre grâce au passage des rayons du soleil à travers les arbres. À l'écran, cela rend une lumière hautement ombrée par les feuilles : symbole évident du combat entre le bien et le mal qui prend place dans ces scènes mais, surtout, symbole que ce que nous voyons ici n'est pas exactement la vérité. Pas exactement car la scène est la vérité pour le personnage qui la raconte – une vérité subjective, donc – mais elle est aussi, objectivement, un mensonge. Pourtant, les personnages cherchent la vérité, comme le montre ces plans – novateurs, encore une fois – où la caméra tente de percevoir la lumière du soleil à travers les branchages denses de la forêt, sans nécessairement y parvenir. Vu que chaque protagonistes dans les scènes d’interrogatoire ment, ou du moins ne raconte pas la vérité mais seulement ce qu'il croit être la vérité, cela est exprimé par des personnages parlant dans l'ombre durant leurs témoignages. Au sujet de ces scènes, on peut aussi noter qu'Akira Kurosawa filme ses personnages de face et au moyen de plans fixes. Cela donne au spectateur la perspective des juges – que d'ailleurs nous n'entendons pas, comme si les personnages répondaient en réalité directement au spectateur – et ce car nous tentons, en tant que spectateur, de découvrir la réalité au sujet de l'incident, tels les juges du film.
Quant aux scènes se déroulant à la porte de Rashômon, la mise en scène de ces dernières consiste surtout à penser les cadres en terme de relation entre les personnages, et parfois leur environnement, en les isolant ou en les unissant. Et le placement des acteurs lors de ces scènes est très important. À ce sujet, nous pouvons noter ce plan magistral où le bûcheron est tiraillé entre faire le bien et le mal, symbolisés par le prête et le domestique, tel un petit ange et un petit diable sur ses épaules, après qu'il se soit rendu compte des conséquences que pourrait avoir son mensonge à la cour durant son interrogatoire. Ceci n'étant qu'un exemple parmi tant d'autres. Il y a, aussi, l'omniprésence de cette pluie diluvienne qui, en plus d'ajouter une tension dramatique durant les dernières scènes, met en exergue le tourment qui ronge les personnages. Eux, sont totalement privés de soleil, de lumière, de vérité. Le peu de lumière qu'ils arrivent à avoir provient du feu qu'ils ont allumé – symbolisant leur recherche de vérité –, jusqu'à ce que le soleil revienne de nouveau lors de la scène finale ; lorsque la foi en l'humanité des protagonistes a été ravivée, malgré les mensonges qu'ils viennent d'entendre, grâce au geste altruiste du bûcheron lorsqu'il adopte le nouveau-né qui a été abandonné. À n'en pas douter, cette scène remplie d'espoir est une des plus belles fins de l’historie du cinéma.