Virtualité palingénésique de l'enfer référentiel

On aura tout entendu sur Ready Player One, du cinéma doudou à l’événement cinématographique propice à redéfinir l’industrie. Tous de sortie aujourd’hui alors qu’ils avaient timidement accueilli The Post il y a quelques semaines, les adorateurs de la pop culture se déchirent à nouveau dans un débat visiblement sans fin sur les mérites de Steven Spielberg en tant que cinéaste. Discussions bien peu pertinentes à notre avis : rares sont les réalisateurs à avoir fait preuve avec autant de continuité que Spielberg d’une maîtrise aussi complète du médium cinématographique. Ses films les plus mineurs présentant plus d’idées de mise en scène que quasiment toute la concurrence, établissons d’entrée de jeu qu’il n’y pas ici matière à remettre en question le talent du monsieur : ses compositions sont riches, ses cadrages ont du sens, son montage est dynamique, et ses plans sont plus porteurs de symbolismes que jamais. Reste que Ready Player One est adapté d’un roman mal écrit et qui est loin de faire l’unanimité chez son public cible. Un matériau de base aux faiblesses gravées dans son ADN et un concept hautement casse-gueule pour un résultat qui rend à la fois euphorique et perplexe.


En 2045, la plupart des gens vivent par procuration dans le monde virtuel de l’Oasis, un environnement sans limites peuplé de milliards d’individus et par conséquent de milliards de références aux œuvres qui ont bercé leurs vies. Wade Watts est un jeune adulte qui tient à relever le défi lancé par James Halliday, feu créateur de l’Oasis, qui consiste à réussir des épreuves et résoudre des énigmes pour hériter de sa fortune et du contrôle de cette réalité. Face à lui, Nolan Sorrento, industriel désincarné, compte bien être le premier à percer les secrets de l’Oasis.


Plusieurs œuvres viennent à l’esprit lors du visionnage de Ready Player One : la production française Virtual Revolution (Guy-Roger Duvert, 2016) reposait sur une idée similaire car prenant le roman d’Ernest Cline pour modèle, Summer Wars (Mamoru Hosoda, 2009) et The Matrix (les Wachowski, 1999) avaient exploré des éléments conceptuels proches, et surtout Speed Racer (2008) des mêmes Wachowski avait redéfini les possibilités en termes de mise en image de courses automobiles et de mise en scène en général. La première épreuve confectionnée par Halliday étant une course, Spielberg en profite pour proposer sa propre séquence d’action époustouflante à l’aide de mouvements de caméra sans limitations et parvenant à conserver une scénographie parfaitement claire. La séquence ne dépasse toutefois pas son prédécesseur, Speed Racer reposant sur une palette chromatique vivifiante et surtout sur des procédés de mise en scène immergeant plus efficacement le spectateur (spacialisation, profondeur et montage sans précédents, ghost car, etc.). En l’état, la maîtrise de Spielberg est indiscutable. Sa capacité d’innovation en termes d’expérience sensorielle reste cependant marginale, car il n’offre ni l’inventivité des Wachowski, ni l’énergie cinétique physique ressentie avec Mad Max: Fury Road (George Miller, 2015). Il n’est donc pas certain qu’elle marque les esprits de la même manière, mais la découverte de cette scène en IMAX 3D est indéniablement enivrante. La réalisation de Steven Spielberg s’avère être du même acabit tout au long de son film : vertigineuse et impressionnante, pensée et précise. Il n’avait plus réalisé avec tant d’énergie depuis longtemps et met à l’amende la plupart de ses pairs.


Toujours est-il que le réalisateur fait dans cette séquence ce qu’il fait de mieux : il travaille au corps ses symboliques, les manipule, les donne en offrande au spectateur pour qu’il puisse se les approprier. La course se déroule dans une version pop de Liberty Island, regorgeant de références tant dans son décor et ses obstacles que dans les véhicules et avatars utilisés par les participants. Une fois le coup de départ donné par la Statue de la Liberté, la caméra s’abat littéralement sur le circuit, envahi de dizaines de bolides esclaves du monde virtuel dans lequel ils s’enferment volontairement. Le monster truck Bigfoot, la Batmobile de 1966, la voiture de Christine, la Mach-5 de Speed, la moto de Kaneda et la DeLorean sont toutes détruites une à une par d’immenses boulets de jeu de plateforme, un T-Rex, puis King Kong. La pop culture s’alimente et se détruit elle-même dans un cycle sans fin de courses brutales vers un objectif nébuleux. Si personne ne passe au-dessus de Kong par révérence, le retour en arrière « comme Bill et Ted », exprimé littéralement par la conduite en marche arrière d’une machine à voyager dans le temps, ne pose étrangement pas de problème au cinéaste en termes d’explicitation redondante. Les deux héros se rencontrent, se lient et se révèlent immédiatement (tous les éléments sont déjà là) devant une usine ACE Chemicals, lieu de la révélation de la nature véritable du Joker dans les comics mettant en scène vous savez qui.


Spielberg multiplie les plans forts et porteurs de sens tout au long de son récit. L’un des plus marquants fait apparaître le visage de Sorrento dans la visière de Wade, filmé dans le monde réel. La tête de celui-là est plaquée au beau milieu du visage de celui-ci. Les lieux, les temps et les réalités fusionnent. Plus aucune frontière n’existe dans la représentation des personnages, de leurs relations et de leurs rapports de force. Le film renferme toutefois des défauts d’écriture handicapants. Les dialogues se révèlent malheureusement bien trop poussifs et redondants (allant parfois jusqu’à expliciter des éléments clairement exprimés par l’image) et sonnent globalement faux. Le scénario exige par ailleurs du spectateur une suspension d’incrédulité trop grande, ce qui met régulièrement à mal la capacité du film à immerger réellement son audience.


Par exemple, l’identification de Wade Watts par I0I requiert une sous-intrigue et un personnage (I-R0k) superflus (pas d’adresses IP par utilisateur dans le futur ?). Le sens du danger n’est jamais vraiment présent au sein de l’Oasis (pourquoi les deux héros ne retirent-ils pas simplement leur casque VR pour échapper instantanément à leurs assaillants dans la boîte de nuit ?). Aucune pop culture digne de vénération superficielle ne semble avoir vu le jour entre les années 2010 et 2045, et ainsi de suite.


Le plus gros problème se situe cependant ailleurs, à savoir dans un manque de nuance substantielle qui peut laisser circonspect. Certains ont eu vite fait de cataloguer le créateur d’Amblin comme nostalgique sans recul ajoutant son film à la liste des productions passéistes incapables de se projeter vers l’avenir. C’est bien mal connaître sa filmographie et surtout bien mal regarder son dernier long-métrage : les références sont sans cesse utilisées pour symboliser la lutte entre nostalgie réconfortante passive et réappropriation active d’un héritage culturel. Seulement voilà : le film oppose diamétralement les intérêts de ceux capables de vivre les œuvres à ceux qui les exploitent dans une logique financière. L’humain contre la corporation. L’émotion chaleureuse face aux calculs d’investissement. Cela constitue un bon point de départ, mais Ready Player One semble sous-entendre que les corporations n’ont aucune utilité et encore moins de légitimité à exploiter la pop culture. C’est vite oublier que celle-ci n’existerait tout simplement pas sans elles. Elles qui popularisent les œuvres, les rendent accessibles en masse, et vont parfois jusqu’à les faire survivre et traverser des périodes de désintérêt presque total de la part du public. Vous croyez que DC Comics ont donné carte blanche à Frank Miller pour réinventer Batman en espérant qu’il crée un chef d’œuvre ou qu’il relance les revenus alors en chute libre ? Spielberg étant qui il est, il peut probablement se payer le luxe de faire financer un film à 175 millions de dollars sans trop se soucier de sa réussite financière pour la suite de sa carrière. Il peut aujourd’hui plus ou moins évoluer sans avoir besoin des corporations pour survivre. C’est un des seuls (encore que le destin de Robopocalypse avait mis en doute sa capacité à faire financer tout ce qu’il souhaitait). Et venant de l’homme qui sait pertinemment (et à raison) que dans son corps de métier, il faut parfois faire le vendeur de voitures plutôt qu’exprimer honnêtement son opinion, la morale peut faire sourire.


La conception du monde dans son ensemble renferme également des détails s’avérant parfois confus. On nous présente l’Oasis comme le terreau de la révolution, l’endroit dans lequel et l’outil à travers lequel les maléfiques businessmen seront vaincus. Or l’omniprésence de la corporation I0I pointe vers une dystopie politique ayant mené la loi du marché à son paroxysme logique. Cette même loi de la jungle économique et sociale que l’Oasis elle-même tend à recréer tant elle donne le pouvoir à ceux qui sont les plus adroits, c’est-à-dire aux plus forts. Rien dans les promesses du monde virtuel ne laisse penser que la révolution ne mènera à autre chose qu’à l’évolution naturelle de toute civilisation humaine. Le combat des héros parait dès lors bien moins cathartique que si les deux systèmes étaient profondément opposés dans leurs mécanismes. D’autres sujets sont abordés de façon étrange par Spielberg. La réalité virtuelle, que le cinéaste embrasse clairement à travers la conception et le contenu de son œuvre, suppose telle que présentée dans le film qu’elle aura supplantée tout autre type de passe-temps et de technologies du divertissement. Pourquoi, alors, un foyer pauvre tel que celui de Wade, s’embarrasse-t-il d’un poste de télévision quand les films peuvent être vécus à travers la VR ? Indice symbolique d’un retour futur à une autre forme de rapport à la culture ? Peut-être. C’est un détail, mais sa présence prête à confusion et tend à affaiblir la vision futuriste ici dépeinte.


L’histoire du film démarre sur la présentation d’un monde supposément dystopique, avec ses bidonvilles à l’américaine, une vision à peine augmentée de lieux existant bel et bien aujourd’hui. La vraie dystopie tient plutôt de cette hypertrophie pop culturelle, de ce futur dans lequel les gens ne seraient plus capables de penser autrement qu’en termes référentiels, renvoyant à un système de référence non plus transgénérationnel mais intimement périssable. Dans Ready Player One, la pop culture semble avoir entièrement éclipsé la culture classique, la remplaçant comme cadre de référence dans l’esprit de la population. Il ne s’agit plus d’une sous-culture, ni même de la culture mainstream, mais de la seule et unique culture au monde, soit une atrophie civilisationnelle cataclysmique. La culture classique demeurant incontournable plusieurs millénaires après son temps, cette proposition, si tant est que l’on veuille bien l’accepter, est assez terrifiante. Certes, l’évolution pourrait théoriquement sembler logique, une bonne part de la culture classique n’étant autre que la culture populaire d’il y a deux ou trois mille ans. Mais celle-ci ne s’est jamais diluée pour autant, n’a jamais cédé sa place aux nouvelles histoires dérivatives imaginées par les écrivains et autres artistes depuis. Les gens disent d’une épreuve qu’elle est herculéenne, se déclarent médusés, parlent de dédales, de sosies ou de pactoles, craignent l’épée de Damoclès, révèlent leur talon d’Achille, s’expriment de façon sibylline, cherchent leur muse, ouvrent la boîte de Pandore, cèdent au chant des sirènes, font un travail titanesque, s’avèrent narcissiques, tombent dans les bras de Morphée, et ainsi de suite. Ils comparent les événements de leur société à l’apocalypse, au grand incendie de Rome par Nero, à la réussite des grandes pyramides, au parcours d’Alexandre le Grand, au désastre civilisationnel représenté par l’invasion des Huns, etc. La culture classique forme notre langue et donc notre pensée. Sa disparition serait synonyme d’illettrisme culturel, d’impossibilité de penser car nos mots se videraient de leur sens.


Star Wars a gagné sa place en raison de sa réutilisation de codes explicités par Joseph Campbell. Superman est connu de tous car il s’agit d’une réécriture biblique. Avatar réutilise habilement la plupart des poncifs du monomythe universel. Akira n’aurait pas eu le succès qu’on lui connait sans Star Wars donc sans la culture classique. The Iron Giant est une nouvelle expression de Superman. The Matrix recycle le topo de l’élu et d’innombrables autres modèles classiques en plus d’abonder de références plus obscures. Si le film n’avait comporté que celles-ci, il aurait disparu aussitôt. Toutes ces œuvres sont appréhendables par n’importe qui parce qu’elles renvoient à une matrice commune connue de tous. Personne en dehors de quelques initiés ne sait qui est Buckaroo Banzai. Personne ne peut créer un phénomène culturel intemporel en prenant The Adventures of Buckaroo Banzai Across the 8th Dimension! comme cadre référentiel absolu occultant le reste de l’héritage culturel, et personne ne peut évoluer dans la société avec ces types d’œuvres comme seuls points d’ancrage car les représentations des idées finissent par remplacer les idées elles-mêmes. L’exhumation d’une référence devient vide, séparée de son sens d’origine pour satisfaire une pulsion éphémère.


Ce n’est bien sûr pas ce que fait Spielberg, mais c’est ce que font ses personnages. Ready Player One propose un monde dans lequel le cadre de référence entier ou presque descend de la pop culture mais a oublié celle de l’antiquité au-delà de quelques exceptions (Parzival et Art3mis en tête de par leurs noms, bien entendu). Cela signifie que personne dans cet univers ne s’imagine initialement que les épreuves concoctées par Halliday ne sont que superficiellement enrobées d’un décorum pop. Les clés aux énigmes ont toujours à voir avec une dimension romantique et classique (une dimension humaine), et les renvois aux divers films et jeux vidéo ne sont qu’une distraction. Ce n’est pas un hasard si le basculement des héros de naïveté à compréhension des enjeux humains a lieu dans une scène renversante faisant revivre quelques instants les décors du film le plus pop culturel d’un réalisateur parmi les plus classique de l’histoire (dans le sens qu’il a inscrit son nom dans l’héritage de la culture avec un grand C, et non uniquement de la culture geek).


Spielberg crée avec son dernier film un cauchemar référentiel dans lequel la réflexion aujourd’hui normale a été supplantée par des automatismes intellectuels court-circuitant la possibilité de former une pensée réelle et donc des relations substantielles. Perdition totale d’un monde qui ne sait plus quoi faire de sa production culturelle, et dans lequel personne ne semble savoir comment aborder une œuvre d’art. À travers la virtualité de l’Oasis et toutes ses possibilités référentielles et formelles, le cinéaste donne corps au fantasme de palingénésie culturelle. Il propose de renouer avec une expérience héritée de la culture classique, d’abord en transformant le déluge de références superficielles en symboles puissants (le Géant de Fer ne s’oppose pas à Clark Kent pour rien, MechaGodzilla n’est pas choisi au hasard, etc.), ensuite en utilisant la liberté de mise en scène totale dont il jouit grâce à la performance capture pour tenter de recréer un émerveillement sensoriel inédit. Si le propos est un peu trop alarmiste (Disney, Fox, Warner et consorts peuvent déverser autant de blockbusters préformatés qu’ils le souhaitent sur le monde, le cinéma continuera d’être pluriel, varié et porteur de sens), il résonnera sûrement chez ceux qui s’inquiètent du futur du cinéma populaire américain.


Au début de son film, Spielberg indique très clairement son intention : lorsque la vidéo posthume d’Halliday est visionnée par le spectateur comme par l’ensemble du monde intradiégétique, la scène s’ouvre sur les premières notes de la Toccata et fugue en ré mineur, BWV 565, de Jean-Sébastien Bach. Il s’agit de l’influence explicite la plus classique (sinon la seule) du score d’Alan Silvestri, indiquant que ce que le personnage est sur le point d’expliquer devra être interprété et compris en termes de culture classique. Les insignes Starfleet et l’Enterprise entourant son cercueil ne sont qu’une distraction : un homme n’est pas ce qu’il consomme. Il est ce qu’il vit, et Spielberg nous invite à vivre son film, à vivre le cinéma et la pop culture, plutôt qu’à simplement les consommer. Une invitation logique de la part d’un tel auteur, se rapprochant désormais de la fin de sa longue et riche carrière ? Sans doute. On attendait tout de même quelque chose de plus clairvoyant, de plus éclairé de sa part. On se contentera d’une évidence.


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Cygurd
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le 7 avr. 2018

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Film Exposure

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