Évidemment, dans Réalité, on perd le fil. Évidemment, il ne faut pas chercher un symbole caché dans chaque image, même si on pourrait. Avec ce film, Dupieux se permet beaucoup, il est vrai. Mais c'est bien cela qu'on aime chez lui. Sa liberté est justement ce qui manque au cinéma d'aujourd'hui, trop souvent enfermé dans un squelette de scénario préétabli. Il fait du bien, le Dupieux, il casse les barrières avec un doigt d'honneur géant à Hollywood (où il fait ses films). Même ceux qui ont du mal à apprécier cet humour, ou cette confusion narrative sont obligés d'admettre que c'est ce genre de production qui fait avancer l'art, qui donne des idées aux suivants. Une posture courageuse, donc, oh combien remarquée dans Rubber, Wrong et Wrong Cops (mon petit chouchou).


On ne peut que se perdre, et le but n'est pas d'arrêter le film à chaque scène en sortant son calepin pour mettre de l'ordre dans tout ça. Tout le plaisir du visionnage s'évapore si on ne se laisse pas avaler. Et puis tant de fils mêlés ne peuvent que former des nœuds, Dupieux le sait. Le petit malin fait de l'ironie, en fait. Son film est une satire, comme un pied de nez à toutes les fins de films qui disent « et non, en fait, c'était un rêve ! ». Cela fait partie de l'humour de Réalité, qui complexifie à outrance sans perdre son rythme, sans cesser de surprendre à chaque instant.
Dans ce film, rêve et réalité s'entremêlent. C'est rien de le dire. Le film se construit dans cet entre-deux surréaliste et trouve un équilibre bringuebalant, à la manière du funambule, une harmonie inédite.


A cela on rajoute la strate de la fiction, du cinéma. Jonathan Lambert (Bob Marshall) produit un film et on voit ce film se dérouler sans distinction avec le réel. On est à la fois « dans » le film Réalité, « dans » le film avec la petite fille qui trouve une mystérieuse cassette, spectateur des deux, et embringué dans plusieurs fils narratifs disposés entre le passé et le futur, qui semblent se jouer en même temps. Cela donne lieu à des situations plus cocasses les unes que les autres.
En ayant vu ses films précédents, on regarde celui-ci avec la sympathique impression qu'un ami nous tapote l'épaule de temps en temps. C'est une autre force du film : le dialogue avec le spectateur. Le film est construit conjointement, avec nous. On est impliqué. Pour une fois on sent un humain, un pote, un complice derrière la caméra. Cet aspect metacinéma et le discours sur la co-construction du film par le spectateur était déjà prégnante dans Rubber.


A l'image, on retrouve les marques de fabrique de Dupieux, comme ce flou accentué du dernier plan, sur les cadrages larges. L'effet est assez surréaliste, justement. La toile de fond semble se mouvoir imperceptiblement et les personnages se découpent dessus, avec leur silhouette toujours extravagante. Mention spéciale à la scène du rêve de Wareheim, où il conduit une voiture militaire en jupe (scène qui s'avère être réelle, ou intégrée au film avec la petite fille, ou pas!) C'est beau, c'est jouissif, c'est gratuit. A ceux qui hurlent à la vacuité du sens, je réponds que Dupieux a la force d’enchaîner les scènes gratuites et pourtant de produire un discours sur l'ensemble du film, voire sur l'ensemble de son œuvre.


Que dire d'Alain Chabat... hormis qu'il est parfait pour le rôle. Comme Dupieux ironise son étiquette de réalisateur « no reason », Chabat joue sur son image d'humoriste absurde. On a l'impression qu'à chaque seconde, il va faire ou dire une absurdité, ce qu'il ne fait pas ici. Son visage seul suffit à faire rire, même inexpressif, et d'ailleurs surtout inexpressif. Finalement, dans Réalité, le personnage n'a rien de spécial, et son humour est hilarant de retenu, passant par une simple mimique, un sourire, un regard niais.
Pied de nez encore dans le prénom de la petite fille : « réalité ». D'autant plus drôle que ce personnage est dès le début identifié comme un personnage de fiction, puisqu'on voit clairement qu'elle fait partie du film produit par Bob Marshall.


En définitive, on a donc une esthétique du retournement constant, de l'absurde tellement poussé qu'une réalité parallèle se crée, et c'est la réalité de Dupieux, cette réalité qui en fait un des réalisateurs les plus audacieux des années 2010. A voir et à revoir.

ChapeauRouge
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le 1 mars 2015

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