J'ai hésité avant d'entreprendre cette critique de Requiem pour un massacre, film vénéré, objet de multiples critiques dans Senscritique, que j'ai découvert il y a environ une semaine.
L'appréciation immédiate était nuancée, balancée - entre un début donnant envie de fuir, d'interrompre le visionnement, une fin sujette à controverses, à hésitations du moins, et des temps où l'ensemble s'imposait vraiment, un noeud de contradictions. Et puis, une semaine après, les images reviennent, vous poursuivent, vous sollicitent, peut-être encore plus - et c'est peut-être le signe le plus évident de la qualité de l'oeuvre. Et l'intérêt de poursuivre. Avec une critique ... ?

Début très lent donc, à peu près incompréhensible, surjoué par deux adolescents (qui jouent à la guerre ?) ... et puis, très lentement un rythme finit par se poser. Par delà les circonstances immédiates, l'arrivée des Nazis en Biélorussie, un thème se dessine. Requiem pour un massacre est un film d'éducation, d'initiation, avec des étapes, des rencontres, des stations - qui sont autant d'épreuves pour la construction d'un homme : le compagnon de jeu sur la plage, le chef mythique qui refuse d'emmener l'enfant avec sa troupe parce que, précisément, il n'est pas prêt, le compagnonnage avec la jeune fille et les épreuves surmontées à deux, un nouveau soldat pour une nouvelle prise en charge, cette fois active, la solidarité d'un paysan croisé quand la réalité de la guerre est là, le contact atroce avec les Nazis, jusqu'au revolver sur la tempe - et les retrouvailles avec le chef mythique, la boucle est bouclée, l'initiation achevée. C'est bien ce que disent les ultimes gros plans sur le visage crevassé d'un adolescent qui a cessé de l'être.

Le film est pétri de contradictions permanentes : entre expressionnisme aux frontières de l'outrance (l'articulation sur-expressive, la violence extrême des sons, la déformation des visages, les démarches et les chutes quasi burlesques) et symbolisme (le personnage de la jeune fille notamment), et presque surréalisme (l'arrivée déconcertante de la cigogne); entre images sales, presque laides et plans d'une grande beauté formelle; entre brusques contradictions dans le traitement des événements, de la violence reléguée hors champ, ou lointaine à l'explosion finale plus qu'explicite; des moments très fauchés (l'impression que la même forêt, la même prairie, les mêmes isbas sont réutilisées dans des contextes très différents), et multiplication des figurants ou des effets spectaculaires par instants - le trajet dans la nuit des balles traçantes, les feux ...

En réalité toutes ces contradictions relèvent d'une évidence qui permet de toutes les résoudre : Requiem pour un massacre s'inscrit dans la longue tradition du cinéma russe et soviétique, celle de Vertov, d'Eisenstein, de Poudovkine, de Dovjenko - un pseudo réalisme baignant dans le plus profond des lyrismes, avec expressionnisme exacerbé, gros plans sur des visages torturés sortis des premiers films muets, outrance des masques et des mots, silences plus signifiants encore que les mots, par la grâce du surjeu et du montage. Le film s'inscrit dans cette grande tradition, en tire la moelle substantifique.

Il reste, et on ne pourra pas m'empêcher de formuler cette réserve, cette gêne aussi, que Requiem pour un massacre est aussi un film très soviétique, de propagande presque. La démarche est connue - aucun psychologisme, aucun individualisme, le personnage principal est obligatoirement l'incarnation du peuple, il finit par se fondre, ne faire plus qu'un avec l'idée du peuple. Et cette incarnation symbolique, magnifiée dans les gros plans, est également très habituelle - c'est le mythe de Stakhanov (qui n'a peut-être jamais existé) incarnation la valeur travail à l'usage des populations. Et le recours à un enfant, ou à un adolescent pour incarner la pureté, l'innocence, la valeur du combat est encore plus habituelle (Joseph Bara, dans la révolution française et tant d'autes). On ne m'empêchera pas de trouver une certaine complaisance, et une durée excessive, dans la présentation des horreurs commises par les envahisseurs nazis lors de l'incendie du village. Et le choix d'un double discours, apparemment contradictoire, chez les prisonniers allemands avant leur exécution ne fait en réalité que confirmer la démonstration : l'un est menteur et lâche, l'autre est courageux et monstrueux - pas un pour sauver l'autre, des monstres à qui on aura, quand même, donné la parole. Un rappel de faits historiques, un peu lourd, vise encore à asseoir la démonstration - après la très belle trouvaille des actualités de l'époque présentées à rebours. Cela dit, dans le même temps, les mêmes horreurs commises par les Soviétiques étaient soigneusement cachées, ainsi des images atroces du charnier de Katyn (là il ne s'agit plus d'histoire transposée dans une fiction), longtemps niées par le régime.

Cette réserve n'enlève rien à la force des images - à leur retour dans la conscience : images d'eau, de brouillard, de feu, couleurs sépias, parfois sales, images de silhouettes émergeant dans la brume, d'une cigogne sortant de nulle part au milieu d'une forêt ruinée, éclairs des balles ... Quand le réalisme se fait lyrisme ...

Et cet ultime gros plan du visage, à la fois ravagé et presque serein, avec cette ride creusée au milieu du front, un sillon, une faille impossible à réduire - qui vous poursuit, vous lance, comme une marque au fer rouge.
pphf

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