Très étrangement, ce premier film des frères Coen est très sage, ou du moins beaucoup plus sobre que ce que deviendra leur cinéma par la suite. Les thématiques sont déjà bien présentes, principalement leur dissection du rêve américain et de l’american way of life, à travers ceux qui ont été oubliés en chemin et ne les vivent qu’à travers leurs effets pervers. Une première œuvre qui laisse entrevoir deux cinéastes en embuscade, qui attendent d’avoir une certaine crédibilité professionnelle, pour ensuite ouvrir les vannes à ce que sera leur filmographie : un dynamitage consciencieux de la société américaine.
Ce qui est par contre bien présent dès ce film, c’est le décalage dont ils se feront ensuite des spécialistes, décalage entre une atmosphère de thriller avec ce tueur qui rôde autour d’un couple adultérin et des personnages qui, déjà, semblent à côté de leur vie. Il n’y a pas encore tout cet humour irrésistible des frères Coen, mais déjà des personnages qui, tout au long du film, vont avoir des comportements et prendre des décisions insensées. Le plus doué à ce jeu est sans doute Ray qui, comme si on l’y obligeait, va faire le nécessaire pour que le meurtre lui retombe dessus. Cela donne lieu a la plus belle séquence du film, avec Ray qui se débat avec le corps d’un homme qu’il n’a pas tué et qui refuse de mourir, prenant forcément de mauvaises décisions, dans le seul but de protéger sa maitresse.
Cette maitresse est déjà interprétée par Frances McDormand, qui est déjà l’égérie des frères (surtout de Joel). Elle n’a ici que 27 ans, mais prouve très tôt une réelle maturité de jeu, sachant donner de l’épaisseur à un personnage qui ne devait pas en avoir beaucoup sur le papier. S’il n’y pas encore dans Sang Pour Sang ce qui deviendra la troupe des Coen, il y a en revanche quelques têtes connues. L’éternel second rôle Dan Heyada (Usual Suspects, Nixon), avec ses parfaits faux airs de mafieux et surtout de mari trompé, un de ses acteurs qu’on sait avoir souvent sans se rappeler son nom ni où. John Getz (La Mouche, The Social Network) a eu une carrière plus incertaine mais promène ici un regard bovin (entendez « vide ») idéal pour le rôle, mais qui lui a peut-être coûté par la suite. Puis il y a le tueur, éternel second rôle également mais pas des moindres (Little Big Man, Blade Runner), les Coen jouent avec lui le décalage d’un tueur implacable mais d’allure débonnaire.
Dès ce premier film, les frères Coen maitrisent déjà parfaitement leur mise en scène, même si elle n’a pas encore l’ampleur qu’elle donnera ensuite à leurs films. Les choix de placement sont déjà là, leur personnalité aussi, mais c’est un peu comme écouter un vieil album de groupe qui aurait duré. Il y a du grain, ça manque un peu de profondeur, mais se penche dessus avec affection et nostalgie. Tout Coen qu’on puisse être, il y a un début, des balbutiements, une certaine retenue qui fait qu’on n’ose pas encore aller au bout de ses idées et puis, il faut bien garder du talent pour plus tard. Il n’y a guère que la bande originale qui a un peu vieillit, certains sons synthétiques un peu trop typiques des années 80 ancrent un cette musique dans son époque.
En 1984 sortait Sang Pour Sang et les frères Coen posaient des jalons, installaient les indispensables fondations d’une œuvre très personnelle, complètement atypique dans le paysage Hollywoodien. Un mélange de satire, de cynisme et d’humour féroce qui éclot tranquillement avec Sang Pour Sang, film basé sur la tromperie, le mensonge et sur l’instinct de survie, parfois au dépend des autres, des thèmes chers aux frangins. Ils n’ont pas encore pris leurs marques mais prennent déjà des repères. Il ne reste pas aujourd’hui leur meilleur, mais un film riche d’enseignement sur ce que deviendra la suite de leur carrière, une des plus belles de l’histoire du 7ème Art.
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