à J.P. G.



Avec Sans toit ni loi, une de ses dernières œuvres de fiction, Agnès Varda réalise un très grand film. Propulsé par l’interprétation assez magistrale de Sandrine Bonnaire (défiante, confiante par instants, à la fois dure et vulnérable, attachante, indifférente aussi, parfois odieuse), le film tente d’incarner l’idée de liberté absolue – une abstraction, presque un concept, sauf pour ceux , nous tous en fait, qui auront pu croiser, un temps, un de ces êtres.


Illusion, évidemment, « c’est l’erreur, pas l’errance », comme le dit un des personnages qu’elle aura précisément croisé et accompagné le temps de songer à partir à nouveau.


Ce road movie, à pieds et le plus souvent sans asphalte, est ainsi coupé de haltes, le plus souvent très provisoires , conclues par des départs (contre la routine, d’abord celle du travail qui accompagne tout essai d’intégration sociale), des exclusions souvent injustes, des fuites face au danger, des moments de mendicité ou de petites rapines, des liaisons très dangereuses.


Sans toit ni loi semble construit de façon très aléatoire, avec des hiatus entre les séquences, des travellings qui semblent n’aboutir à rien, ou bien sur des panneaux de « signalisation » tordus et dérisoires qui ne signalent plus rien – un peu comme le parcours erratique de l’héroïne, ou encore à la façon d’un documentaire conçu en tourné/monté, quand la caméra tente d’attraper des instants, des bribes.


Mais en réalité tout est très construit ; le montage, aussi chaotique que maîtrisé, s’acharne à suivre les zigzags d’un personnage insaisissable, lui-même le plus souvent en boucle ; la gestion du temps devient incertaine, on retrouve plus tard des visages déjà entrevus en amont, on interroge, de façon toujours décalée, ceux qui ont pu la croiser et dont les commentaires, au bout du compte, n’éclairent pas grand-chose.


Il y a effectivement du documentaire dans la manière dont Agnès Varda, maîtresse du genre, agence son récit – avec la parole régulièrement donnée aux témoins, dans la façon dont certains, face caméra, s’adressent directement au spectateur. Et la présence de comédiens amateurs (à l’exception de Macha Méril, Yolande Moreau ou Stéphane Freiss, tous bons) renforce encore cette impression d’incertitude et de véracité.


Il y a aussi, même si cette évocation peut sembler inattendue, quelque chose de Jeremiah Johnson, dans le parcours de l’héroïne aux frontières du monde – le mystère qui l’entoure, on ne sait presque rien sur les raisons qui l’ont poussé à partir, presque rien sur son identité, à peine un surnom ; l’hiver permanent, le froid terrible, l’urgence de survivre ; les rencontres de fortune et d’infortune, et surtout les dangers permanents de ces lisières du monde, de ces marges.


Il y a en effet cette menace constante, portée par la nature et par les hommes – car il n’y a (presque) rien d’amical dans ce monde-là, hostile, plus que violent (jusqu’au viol, mais ce dernier n’est vécu que comme un accident, comme le reste), et plus encore indifférent à l’image des passants qu’elle croise et qui le plus souvent ne la voient pas ;


Il y a donc une véritable progression, une évolution totalement recherchée dans ce fatras apparent. Plus le récit progresse, avec ses ruptures, ses retours en arrière, ses incohérences apparentes – plus le danger et l’échec se précisent. Après un prologue en flash forward et en spoiler absolu et délibéré, après l’évocation de la naissance de Vénus sortant de l’eau, nue sous le soleil, l’hiver et le froid peu à peu s’installent et finissent par régner en maîtres. Et peu à peu, c’est une autre image, celle de la saleté, qui va couvrir l’illusion de la liberté. Les mondes désormais traversés sont définitivement sales, et la crasse, la puanteur finissent par imprégner l’héroïne, dans son corps, dans tous les pores de sa peau, jusqu’à suinter sur l’écran. On ne tourne pas en rond en réalité, on plonge vers le rien. La liberté finit par se dissoudre dans la saleté. Et c’est plus qu’une démonstration de fiction. Plus qu’un constat. Désespéré et désespérant, noir. Mais sans pathos, au-delà de la tragédie.

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le 17 févr. 2017

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