scanners-filmBien qu’imparfait, Scanners est une bonne introduction à l’univers torturé de David Cronenberg. Plus accessible que ses très bons Rage ou Chromosome 3, ce film aux allures de thriller d’espionnage n’en reste pas moins une oeuvre radicale au propos visionnaire exploitant remarquablement les thématiques chères au réalisateur canadien. S’inscrivant en 1981 dans la mouvance du “film de télépathes” très en vogue depuis la fin des années 70 suite aux succès de Carrie, Furie et dans une moindre mesure La grande menace, Scanners ne recule devant aucun excès et représente en ce sens la branche “Splatter” charcutier traiteur de ce sous-genre qui connaît aujourd’hui un petit revival avec des films comme Push, Looper, Chronicles ou encore le récent remake de Carrie. Attention, spoilers incoming !

Sans-abri à la dérive, Cameron Vale vit dans les couloirs froids et impersonnels d'un centre commercial. Doté de pouvoirs surnaturels lui permettant de se connecter au système nerveux d'autres êtres humains et d'influer sur leur comportement, il est recruté par ConSec, une organisation étudiant de près les capacités de télépathes puissant appelés Scanners. Il apprend alors l'existence d'un courant de médiums dissidents mené par un scanner très puissant du nom de Darryl Revok et se voit chargé d'une mission périlleuse par le Docteur Paul Ruth : trouver et détruire ce réseau.

scanners1981720phdtvdd5La genèse de Scanners est pour le moins chaotique. Contraint de débuter rapidement le tournage du film afin de conserver une déduction fiscale accordée par le gouvernement canadien en 1980, David Cronenberg entre précipitamment en production avec un scénario incomplet. Il se retrouve ainsi dans une position plus que délicate, devant écrire chaque matin de 4h à 7h les pages correspondant à la journée de tournage prévue par le planning avant d’entrer sur le plateau pour concrétiser son labeur. Un rythme de travail exténuant, aussi bien physiquement que psychologiquement, certainement à l’origine de la simplicité d’un film racé et sans fioritures, fait inhabituel chez cet auteur perfectionniste et réfléchi.

Inspiré par le concept des “Senders”, ces télépathes surpuissants inventés par William S. Burroughs dans son Festin Nu - que Cronenberg adaptera au cinéma dix ans plus tard - Scanners présente un futur proche dystopique où science, politique et technologie fusionnent pour contrôler l’homme et son avenir. Un univers profondément “cronenbergien” donc, toujours empreint de cette fascination-répulsion pour la chaire, leitmotiv dans la filmographie du “Baron of Blood” de Toronto.

scanners2On y retrouve aussi ce goût pour les environnements dépouillés, presque cliniques, où se débattent des personnages obsédés par le dépassement de leur condition humaine et le franchissement des limites du possible. Toujours obnubilé par les horreurs et les splendeurs que cachent nos enveloppes charnelles, Cronenberg explore donc encore ici ses préoccupations habituelles, tout en tentant cette fois-ci de s’ouvrir au grand public grâce à un emballage plus abordable de thriller teinté de science-fiction.

Mais ne nous y trompons pas : malgré un désir apparent de s’essayer à un cinéma plus populaire, de réaliser un film d’action moins réflexif, Cronenberg reste un maître du tripou et du boyau fin. Épaulé dans cette gluante entreprise par le légendaire Dick Smith, il propose même dés le début Scanners une des scènes les plus extraordinairement gore des années 80 - une décennie pourtant pas avare en hémoglobine - histoire de séparer le bon grain de l'ivraie parmi les spectateurs présents en salle. Jugez plutôt : durant un exercice d'expérimentation télékinésique en public, le belliqueux Revok se concentre tant et si bien qu’il fait littéralement exploser la tête d’un pauvre bougre telle une paupiette de veau avariée gonflée à l’hélium. La vision est dantesque, l’effet spécial combinant tête en résine, fourrage tripier et canon à air comprimé, bluffante de “réalisme”.

revokAu-delà du dégoût viscéral qu’il provoque, ce morceau de bravoure technique est avant tout une déclaration d’intention ayant pour but d’avertir le spectateur et de créer une tension palpable durant tout le film. Ainsi, en montrant dés le début de son histoire l’étendue du pouvoir des scanners, dans une scène dont la violence restera inégalée durant le métrage, Cronenberg déstabilise le spectateur et parvient à imposer avec force la brutalité de son univers grâce un simple effet de manche bien placé. Un choix d’une grande intelligence, démontrant par sa simplicité et son efficacité, l’extraordinaire talent de conteur du réalisateur. Dans la droite ligne de cette scène choc, Scanners enchaîne à un rythme soutenu les idées brillantes et provocantes. Aussi sophistiqué dans le fond que dans la forme, ce cinquième long métrage du réalisateur canadien fait montre d’une maturité exemplaire autant dans les questionnements qu’ils soulèvent concernant l’eugénisme et la tentation démiurgique de l’homme que dans l’élégance épurée de sa mise en scène, déjà si élaborée et assurée.

Coté casting, le bilan est plutôt mitigé. Car, si Patrick McGoohan livre une performance très solide dans le rôle du bon Docteur Ruth et si l'excellent Michael Ironside incarne à merveille le “bad guy” de service Revok, avec le charisme et la présence qu’on lui connaît, les deux têtes d’affiche sont elles beaucoup moins convaincantes. En effet, Jennifer O'Neill, habituée aux rôles de médiums après L’emmurée vivante de Fulci, compose ici un personnage sans saveur ni relief qu’on oubliera dés les premières notes du générique de fin.

stephenEt que dire de Stephen Lack, l’acteur principal du film ? Aussi expressif qu’une part de flan, il ne semble jamais vraiment comprendre son personnage et ne parvient à aucun moment à marquer des intentions de jeu crédibilisant les situations. Bien conscient de cette erreur de casting, Cronenberg choisit intelligemment d’amoindrir progressivement l’importance de ce personnage, rendant le rôle de Vale de plus en plus passif afin de dissimuler les limites du registre rudimentaire de son acteur.

Oeuvre séminale dans la filmographie de David Cronenberg malgré ces quelques défauts, Scanners prépare le terrain pour les trois chefs-d’oeuvre que réalisera ce maître du “Body horror” dans les cinq ans à venir : Vidéodrome, Deadzone et La Mouche. Il marque ainsi le début d’une époque bénie durant laquelle l’auteur poursuivra avec succès sa réflection sur les limites de la science et de la chaire, tout en parvenant à toucher un plus large public. Un désir d’ouverture essentiel à l’époque pour un créateur dont les visions se faisaient de plus en plus complexes et ambitieuses à mesure qu’il explorait toujours plus précisément les tréfonds de l'âme humaine. Aujourd’hui revenu à des films toujours aussi intéressants mais plus abscons, il s'intéresse sous d’autres formes aux mêmes thématiques - la science, la maladie, le corps et l’esprit - tout en continuant à employer le cinéma comme un outil d’exploration philosophique, tissant film après film le canevas d’une oeuvre hétéroclite et passionnante.

Scanners, de David Cronenberg (1981). Disponible en DVD chez EuropaCorp et en Blu-ray région B chez Koch Media GmbH
GillesDaCosta
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le 21 mars 2014

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Gilles Da Costa

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