Seul et unique long métrage de son auteur Angst est un film sur lequel il faudrait revenir, et ce pour plusieurs raisons. Tout d'abord parce qu'il s'agit d'un classique introuvable du film de genre, d'une rareté peu commune, d'une sorte de culte cinéphilique du cinéma d'horreur que même les aficionados ont parfois du mal à se procurer, même dans sa version la plus indécente ; ensuite parce qu'il demeure purement représentatif du genre lui-même, avec tout ce qu'il implique en termes de codes et d'archétypes : plongée nauséeuse dans la tête d'un serial-killer Angst réserve son lot de scènes obligées tout en installant l'atmosphère susceptible d'engendrer le malaise ; enfin parce que l'objet du culte s'avère proprement légitime, fruit d'un travail technique ahurissant, d'un résultat formel impressionnant : remarquable - aussi bien parce qu'elle est démonstrative que pour son impact sur le spectateur - la réalisation de Angst est à ranger parmi les réussites majeures du cinéma des années 80, tourbillon de mouvements et de cadrages relevant tout simplement de la prouesse technique. Angst, film du décalage, film-schizoïde, est avant tout le chef d'oeuvre de son chef opérateur : le génial Zbigniew Rybczynski. Sans lui le film de Gerald Kargl n'aurait certainement pas eu la même ampleur ni le même intérêt cinématographique...


Angst repose avant tout sur un personnage. Antihéros que l'on suivra d'un bout à l'autre du film, serial-killer à la voix douce, au visage creusé, à la démarche encombrante. C'est l'acteur Erwin Leder qui prête ses traits au tueur dudit film culte, quitte à parfois enfermer ce dernier dans la caricature du genre : Erwin Leder semble indissociable de ce personnage dont on ne connaîtra jamais l'identité civile, figure outrancière du tueur en série, cliché cinématographique aux allures de farce burlesque. Erwin, c'est le tueur de l'ombre. Erwin, c'est le maniaque squelettique à la lame de rasoir. Erwin, c'est le pléonasme horrifique.


Mais alors ? En quoi cet amas de stéréotypes peut-il relever du chef d'oeuvre ? Sans doute parce qu'il est un exemple d'unité, aussi bien narrative que formelle. Car si Angst témoigne d'un travail important effectué sur son personnage principal - de sa naissance à ses crimes en passant par son adolescence difficile et son séjour carcéral - il apporte un regard étonnamment inattendu sur ce même personnage. Angst joue constamment sur deux figures de style, à savoir sur la voix-off et sur le mouvement d'une caméra omnisciente, acrobatique... C'est là que Angst s'avère proprement extraordinaire : si la voix-off nous entraîne au plus profond de la subjectivité du tueur la caméra nous en distancie, comme en survol, semblant d'incarnation spectrale planant par-delà la bourgade autrichienne. Telle est la véritable schizophrénie de Angst : ce mélange d'intériorité et d'extériorité inhérent à la mise en scène et aux cadrages virtuoses de Zbigniew Rybczynski...


Mais quelle est donc la fonction de la caméra dans Angst ? Bon nombre de plans du film sont cadrés en plongée, enfermant le tueur dans un paysage morbide, souvent oppressant, parfois même anxiogène. Quelques plans sont filmés à ras du sol, au plus près des visages en sueur, au plus près du massacre ( la scène de nécrophilie en est un bon exemple ). Certaines séquences sont quant à elles filmées avec une caméra au harnais, accompagnant le tueur dans sa quête meurtrière... On pourrait dire que la caméra de Angst cherche à tout explorer, à se ficher dans les angles les plus inconcevables, passant du firmament grisâtre aux couloirs glauques, du glas de cloche au « plus bas que terre », de l'aérien à la moquette tranchante. La caméra ne se désolidarise pourtant jamais de Erwin Leder, épousant ses moindres gestes, ses moindres réactions, de crise en jubilation, de peur en exaltation : elle démontre, se fait remarquer, devient donc remarquable, mais c'est le prix à payer pour le regard qu'elle apporte au film de Gerald Kargl. La grue, le harnais, les rails du travelling ont disparu : libre et audacieuse la caméra filme, omnisciente.


Hormis son aspect formel Angst pourrait donc n'être qu'un classique tout ce qu'il y a de plus classique, traditionnel, convenu car assez faiblard sur le plan scénaristique - le pitch pourrait se résumer aux « tribulations d'un serial-killer en pays germanique »... En effet, rarement un film d'horreur s'en sera aussi bien tenu à ses codes cinématographiques sans vraiment les dépasser : scènes de strangulation, de noyade et de viol nécrophile ; puis dissimulation des preuves criminelles - on enlève le sang, on enferme les cadavres dans un coffre, on met des gants... A croire pourtant que Angst se moque totalement de sa propre dimension caricaturale, comme le suggère le timbre réconfortant, quasiment comique, de la voix de Erwin Leder.


Certes le film s'avère de registre parfois cocasse, mais c'est un comique malsain, gênant, contrastant avec la froideur du cadre ( très peu de dialogues au final, si l'on excepte la voix-off du protagoniste ). On pourrait reprocher à Gerald Kargl de sombrer dans le voyeurisme le plus abject lors de certaines séquences - la scène du viol, forcément - mais cette violence banalisée, ludique pour certains, ne l'est pas tout à fait en fin de compte : la double tonalité de Angst, mélange d'humour et d'inconfort, retranscrit parfaitement la dualité propre à la réalisation, conciliation d'une voix-off pénétrante et d'une caméra virevoltante. Une fois encore, l'unité est de rigueur...


Angst est donc une oeuvre à la fois pleinement représentative du cinéma d'horreur en même temps qu'elle propose au genre une forme expérimentale, inédite, de quoi vous secouer l'estomac. Chef d'oeuvre technique, le film de Kargl est une petite pépite à réhabiliter d'urgence. L'un de mes films cultes.

stebbins
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le 30 sept. 2017

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