Shéhérazade s'ouvre comme le Scarface de Brian De Palma ; musique électro-disco comme tout droit sortie des synthés de Moroder, titres rouges sur fond noir qui alternent avec images d'archives de la cité phocéenne, rythmée au siècle dernier par les multiples vagues d'immigration qui ont fait ce qu'elle est aujourd'hui, une ville vivante, un bouillon culturel à nul autre pareil, une ville schizophrénique, violente parfois, souffrant de sa misère sociale, mais toujours bercée par une lumière unique.


La comparaison avec le Scarface de De Palma s'arrête évidemment là tant Shéhérazade s'inscrit dans une veine naturaliste (le fameux film social à la française) bien éloignée des préoccupations kitsch, violentes sur une montée hallucinée dans le grand banditisme. Passons.


Une veine naturaliste, donc, qu'on pourrait confondre très aisément avec le documentaire ; caméra portée, dialogues pour la plupart improvisés, et acteurs non-professionnels, dont les histoires des personnages qu'ils incarnent croisent bien souvent les destins personnels de leurs comédiens. Une plongée sans fard dans la Marseille de la nuit, la Marseille du petit banditisme comme unique horizon, la Marseille du proxénétisme, la Marseille de la drogue et de ses ravages. Cet univers violent l'est peut-être d'autant plus qu'il est ici appliqué à des enfants. Des enfants qui ne se voient plus comme tels, abandonnés par leur parents, élevés dans la rue, se rattachant à ce qu'ils peuvent, forcés trop jeunes d'être des adultes, d'être des hommes (le culte de la virilité - machisme et homophobie forcées, pour rester crédible - , de la sexualité, de la violence est bien montrée, poids du groupe, pressions supplémentaires à toutes celles déjà subies au quotidien).
L'intérêt du film, dans son côté plus vrai que nature, est l'importance faite au langage, un langage rempli de codes, qu'on entend peu au cinéma. La violence est parfois plus sociale que physique, parfois plus verbale que sexuelle, le film le rappelle constamment.


Le film évite le pessimisme et la noirceur totale en plongeant la ville qui lui sert de décor dans une teinte chaleureuse et des couleurs saturées, qui noient littéralement les personnages dans la lumière, avec quelques plans marquants et de très belles scènes à l'appui (une scène de nuit, lors de l'attaque par le clan des prostituées bulgares, ou encore ce plan séquence marquant, zoom lent et progressif sur une cuisine à contre-jour, avant de finir son action dans un simple reflet de miroir, cristallisation fatidique de l'abandon d'un fils par sa mère).


Et pourtant, Shéhérazade m'a profondément ennuyé, dans les deux sens du mot.


Et ce pour deux raisons, qui surpassent malheureusement les qualités inhérentes et évidentes du film.
Pour son histoire, et pour son ambition.


Pour son histoire, car le scénario de Shéhérazade tient sur la paume d'une main et sent le déjà-vu. Un jeune homme récemment sorti de correction et n'ayant pas encore fini de rendre des comptes à la justice, sombre dans le proxénétisme, tombe amoureux d'une prostituée, mineure, et s'enfonce inexorablement, pour l'aimer, dans les embrouilles. Je n'ai pas été happé une seule fois par cette histoire qui ne m'a pas touché, qui m'a même lassé, ennuyé profondément (une séquence au tribunal dans le dernier tiers est d'une terrible longueur). Répétitif, rempli de rebondissements vains, l'écriture est pauvre, pas aidée malheureusement par des dialogues répétitifs et une langue violente et violentée.


Pour son ambition, surtout.
Qu'une histoire ne m'intéresse pas, qu'elle ne soit absolument pas originale, cela arrive, malheureusement. Mais elle pourrait se révéler puissante avec une réalisation ambitieuse.
Je ne remets pas en question l'engagement de Jean-Bernard Marlin, co-scénariste et réalisateur du film, qui a vécu, pour faire sonner son film le plus juste possible, plusieurs mois aux côtés de prostituées de Marseille, s'est inspiré d'un fait divers, a étudié le langage de ces jeunes. Je remets en question la volonté de faire un film de fiction lorsque le traitement documentaire aurait été d'une puissance sans égal. Réaliser un film de fiction aussi pauvre au niveau fictionnel tient de l'ambition ratée. Je ne remets toujours pas en cause la sincérité du réalisateur, mais me pose, très humblement, la question de l'intérêt d'une telle fiction. Dans sa forme, et dans son succès critique, Shéhérazade, a tout, pour être le plus direct, et au risque de m'attirer les foudres de beaucoup, du film de bobo touché (sincèrement, là n'est toujours pas la question) par une histoire et un monde qui lui socialement les plus étrangers, voulant porter un regard que je n'arrive pas à qualifier et dont je ne comprends toujours pas l'intention sur une situation misérable, sombre et sauvage.
Faire une fiction sur la prostitution de mineure, la violence, la toxicomanie, le banditisme d'une jeunesse issue d'une population qui subit déjà violence sociale et racisme, quand on s'appelle Jean-Bernard et que l'on n'a rien à voir avec ça, cela me fait me poser toujours quelques questions (bien que je n'accuse en rien ce dernier d'avoir de mauvaises intentions, que l'on soit d'accord). J'évoque le racisme, pas car c'est le sujet du film, ni que ce soit selon moi ce dont souffre le film, mais parce que Marlin, comme dit précédemment, décide d'ouvrir son film sur des images d'archive des différentes vagues d'immigrations, notamment maghrébines, qui font de Marseille la ville multiculturelle qu'elle est actuellement. Ouvrir son film là-dessus n'est évidemment pas gratuit ni dénué de sens, un sens que je cherche toujours à trouver dans un film qui ne parle pas de cela (qui fait donc, selon moi, de Shéhérazade, par son incohérence, un film d'emblée raté). Passons, là encore.


Pour résumer, je hais assez globalement ce genre de film qui ne trouve jamais de réelle ambition de cinéma, (puisqu'il s'agit de cinéma, et que c'est bien d'un film dont je parle ici) ne faisant qu'accumuler des scènes d'un naturalisme cru sur les Quatre Saisons de Vivaldi.
Ce jugement m'est propre et n'engage personne ; je hais la plupart des films d'Audiard (dont on sent l'influence de son Prophète), et le style des frères Dardenne (dont le style de caméra collé au plus près des personnages peut être parfois ressenti).
C'est le symbole parfait de ce cinéma qui me révulse ; de la musique classique sur de la misère sociale. De la culture "légitime" sur un monde marginal.
Shéhérazade, malgré l'implication et l'immersion honnête de son réalisateur dans ce milieu, se trompe en se transformant en film d'auteur pour spectateur à jamais étranger à cet univers. Shéhérazade c'est un film raté car figé dans un formalisme bourgeois qui fait de son sujet toujours autre chose, et qui au final hurle de toutes ses forces son absence de propos social et politique. Et c'est pourquoi je lui en veux, presque, d'être passé à côté du grand film qu'il aurait pu être.


C'est d'autant plus insupportable qu'outre l'intrigue profondément ennuyante, servant d'excuse pour créer un vain intérêt, les acteurs (presque confirmés, puisqu'aujourd'hui Dylan Robert tourne autant pour Netflix que pour Maïwenn, et que Kenza Fortas, d'une remarquable puissance dans ce premier rôle, sera à l'affiche du prochain Cédric Jimenez) débordent d'énergie et d'honnêteté, et semblent, littéralement y jouer sur l'écran leur propre destin.
C'est d'autant plus insupportable que le film sème çà et là des indices de ce qu'il aurait pu devenir s'il n'avait pas souffert de ce formalisme détestable ; un grand film d'amour, un film sur une enfance brisée, toujours plus puissante, par sa fougue et sa douceur, que la violence et l'injustice.
Nimbé de couleurs éclatantes, l'amour entre Zachary et Shéhérazade naissant sous nos yeux, sert à merveille des scènes, trop courtes, qui, enfin, mais pour toujours trop peu de temps, se recentrent sur l'essentiel, avant de toujours se perdre dans une intrigue vide.
L'enfance est toujours au cinéma un outil puissant pour traiter d'un sujet dur avec recul, distance et douceur. Ce que Shérézade fait trop peu.


Alors qu'il se résume sur son affiche à un pistolet pointé et une course effrénée dans une rue à la suite d'un vol, c'est dans l'image de Shéhérazade, endormie, tête contre tête avec son amoureux Zachary, suçant son pouce, et tenant comme ce qu'elle a de plus cher son petit lapin lumineux qui empêche toujours la noirceur d'envahir sa vie, que je trouve le projet puissant et déchirant de ce film raté car mort-né.


Shéhérazade, le film, ne porte pas ce titre pour rien.
Car c'est bien Shéhérazade, le personnage, ou même pourrait-on dire Kenza Fortas, qui porte le film et son histoire, le porte sur ses frêles épaules fragilisées, le tient du bout de ses doigts d'adolescentes et de son regard déterminé.


Dommage donc que le plan final ne soit pas celui de son sourire humide de larmes, de ses cheveux bouclés, enfin détachés et de ses doigts agrippés au grillage plein de la crème de la pâtisserie qu'elle a cuisinée.


"Sors de là Zac ! J't'attends..."

Charles_Dubois
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le 9 nov. 2020

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Charles Dubois

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