De la maladresse de vouloir remplir le silence

Est-ce un coup de génie ou une cible manquée ? Scorsese signe sur la forme un grand moment de cinéma ; plastiquement magnifique, casting irréprochable (des surprises d'un Inquisiteur au rire facile à un errant aux traîtrises toujours recommencées, en passant par deux jeunes prêtres aux passions et doutes les transfigurant), direction d'acteur soignée, reconstitution léchée, thèmes abyssaux...


Il faut un petit temps pour accepter ce rythme si paisible, caressé par une réalisation aux effets minimalistes allant jusqu'à enrouler les plus grandes tensions dans une langueur océane (comme disait le poète), inspirée de sérénité et marquée du sceau de maturité d'un monument du septième art, et rendant hommage à plusieurs grandes œuvres du cinéma japonais. Une fois accepté, si l'on accepte (je ne vois guère d'autre option que d'être embarqué ou de dormir), on est porté par cette ambiance étrange et contemplative, faite de voix susurrées et d'absence de musique (un des nombreux silences de ce film).


S'accrochant aux pas de deux jésuites du XVIIe siècle embarquant pour le Japon, l'histoire nous plonge dans une quête pour la vérité : qu'est-il arrivé au père Ferreira, pris dans les tourbillons de persécutions religieuses ayant débuté sur l'île quelques années plus tôt ? Est-il mort comme d'autres chrétiens? Fut-il torturé ? Ou bien, comme le suggère une rumeur, a-t-il renoncé publiquement à sa foi pour vivre tel un japonais en son pays ? Les deux jeunes hommes dont le prêtre fut jadis le mentor et le guide en dévotion ne peuvent croire à son apostasie, et partent à sa recherche en toute clandestinité.


Ici débute un premier périple fascinant. Déjà le silence, imposé par l'oppression invisible. On parle de spiritualité à voix basse, cachés aux lueurs de chandelles, on espère autre chose sans le montrer, on croit en silence. Cette ambiance rendue à merveille fait écho au silence tenu par les prêtres en leur refuge, silence de l'étranger en terres lointaines, silence du réfugié anonyme et caché, silence au milieu d'une vie luxuriante et d'une nature bruissant d'indifférence. Mais il leur faut braver le silence et partir à nouveau pour remplir leur mission, et affronter la menace sourde.


C'est l'occasion d'un glissement subtil vers les doutes de l'homme de foi. Il s'interroge face à une dévotion envers les signes tangibles de la religion et les objets religieux plus qu'envers le spirituel, il s'interroge sur son propre rôle dans ce cycle involontaire. Il s'interroge sur le bien-fondé de sa mission de représentation, et sur le danger qu'il fait courir en bravant les interdits. Il s'interroge sur le silence d'en-haut pour les turpitudes d'en bas, et sur le néant qui fait écho à ses prières.
L'espace d'un court instant les prêtres se contredisent sur l'attitude à tenir face à la torture: faut-il abjurer en sachant où est vraiment sa foi (dans les gestes ou dans l'esprit?), ou faut-il tenir envers et contre tout pour aller au bout de sa croyance ? Est-ce pour être subtil que cette dissension dure si peu, et que cette question si importante est laissée en suspens ?
Car les questions sont ici sous-tendues, elles viennent en cascade, elles perdent le spectateur comme elles perdent les héros. Et le personnage principal glisse dans une confusion des sentiments, frôlant la folie dans son corps en perdition, soudain rongé par la peur de mourir et bousculant un court instant ses ouailles prêtes à mourir avec autant de calme. Il se croit lui-même prophète, dans un reflet de rivière, évoquant l'orgueil aveugle qui peut frapper ceux qui se croient investis par des forces supérieures.
Mais tout cela est dit sans tambour, en toute discrétion, les doutes et la violence engloutis par une nature au-delà de ces drames. Tout se fait en silence.


Et soudain, je dirais un peu après la moitié du film, le voyage prend un détour étonnant. Soudain, lui qui était si ouvert devient didactique, sa philosophie s'incarne en mots, les gestes de protagonistes ont une portée qui dépassent le cadre du récit (jusqu'ici, nous assistions de manière frontale aux actes de prêtres du XVIIe en mission de prosélytisme; il n'y avait rien que de très normal, dans un tel cadre, à voir la religion dans un tel premier degré. D'autant que dans ce contexte de sacrifice et de danger, on semblait interroger le bien-fondé de son dogme et la manière de la vivre.) Alors la religion prend une autre dimension, magnifiée sans question, perdant sa subtilité... Soudain, Scorsese ne semble plus avoir de recul sur ce qu'il dépeint. Son manque de distance qui amenait une incarnation en première partie, ce sérieux qui enveloppait la quête devient une sérieuse admiration pour la religiosité chrétienne. Les doutes et les questions soudain s'amenuisent, et si tout n'est pas dit clairement, tout devient hélas limpide dans la proposition de l'auteur, fermant le débat (pas à l'écran où le débat fait rage, mais le débat que l'on pouvait se faire en soi devant l'oeuvre).


Scorsese a une sensibilité chrétienne prononcée. Il fut même proche de l'ordination dans sa jeunesse, peut-on apprendre dans ses interviews en marge du film. Pourquoi pas. Mais pourquoi faut-il le ressentir si fort dans sa proposition artistique? A partir de l'instant où cette sensibilité guide sa main, il perd la puissance de son propos. Il ne nous montre plus l'incroyable complexité du dévouement religieux quel qu'il soit (ce qu'il m'a semblé voir en première partie); il affirme la raison d'une religion et son droit de s'imposer où elle n'existait pas. Peut-être cela était-il obligé par la forme du roman d'origine, que je ne connais pas. Mais ça me paraît moins universel.
Je suis tout aussi peu instruit en ce qui concerne l'histoire de la chrétienté au Japon (et je serais curieux d'avoir des précisions par des connaisseurs); peut-être que sa progression fut aussi pacifiste que dépeint dans le film. Mais quand bien même, il y aurait eu manière à grandir le fond en interrogeant la violence inouïe qui a accompagné l'évangélisation en d'autres temps, d'autres lieux. Ici, le prosélytisme ne semble être qu'une victime innocente, une juste cause martyrisée par un conservatisme violent. Le conservatisme aveugle et sa violence ne sont-ils pas dangereux de tous les côtés, en vérité ? Cela n'est jamais évoqué. La souffrance est de plus en plus glorifiée au fur et à mesure du calvaire du personnage principal. Il trébuche et doute, mais cela lui donne comme une justification mystique.


Arrive alors le personnage joué par Liam Neeson. Ce devrait être le grand retournement du film, la rencontre fatale, l'ultime coup de théâtre. La surprise aurait été si grande de découvrir un "renonçant" convaincu, dût-il demeurer fou et incompréhensible par le héros. Le dialogue s'engage, prometteur, évoquant les limites d'une tradition religieuse qui veut trop s'étendre, parlant de la puissance de la nature et relativisant l'individu qui en est issu, trop fier pour accepter sa part sauvage et primitive, désireux de se forger une ascendance divine et perdu devant l'absurdité de la vie.
Mais à nouveau, les véritables réponses s'imposent, et sans subtilité. L'ancien père Ferreira n'est pas convaincu par ce qu'il raconte. Il n'a abjuré que devant les hommes, brisé par la torture, toujours croyant dans son coeur. La quête n'en était pas une, le voyage était inutile. La question de la sincérité de son apostasie ne se pose pas; pour preuve la rencontre qui aurait du tout dévoiler n'en est pas une. Elle ne se fait pas à huis-clos, où Ferreira aurait pu se livrer véritablement. Elle se fait sous l'oeil rapproché des bourreaux qui aiguillent le dialogue. De plus, Neeson est dirigé comme un être trouble, feignant la sérénité, honteux de lui-même en essayant de le cacher, presque veule. Là où on aurait pu se le demander, on nous l'assène.


Plus tard Scorsese achève de perdre sa puissance de cinéma, à mes yeux : il trahit son silence. Soudain, le Saint Esprit s'exprime. Il répond au prêtre. Il l'enjoint à abjurer, donnant à l'acte de renoncement de Dieu une autorisation divine. Comme si l'auteur ne faisait pas confiance aux spectateurs pour se poser la question. Or, tout ce qui nous a conduit là, les martyrs et les assassinats qui se multiplient autour du héros, tous ses doutes et son empathie même pour celui qui l'a trahi, tout nous fait dire qu'il agira ainsi, plus par compassion humaine que par conviction athéiste.


Le récit est perdu, dès lors, et ne semble d'ailleurs plus savoir où il va. Intervient la parenthèse aussi courte qu'inexpliquée des mémoires d'un marchand hollandais (où comment une voix-off concrète, dénommée et située dans le temps s'invite et fait taire les voix off surgissant inopinément du silence jusque-là). Puis le Judas du récit, personnage fascinant de contradiction, trouve finalement son instant de gloire en ayant "enfin" le courage du sacrifice, alors qu'il aurait été si fort de le voir partir dans ses éternels errements. Et enfin, le plan final achève, comme par un lourd coup de tampon administratif, de donner une direction de lecture calibrée à cette aventure qui devait parler d'incertitude.


Si Scorsese s'égare sur le fond, c'est d'autant plus dommage qu'il atteint une telle perfection dans la forme. Et au moins on peut lui reconnaître, à défaut de nous surprendre en déroulant son récit, le don de nous surprendre dans son parcours de cinéaste. On l'a vu un temps chroniqueur du grand banditisme ou de la violence des rues. Certains l'ont cru récemment perdu dans une faconde hollywoodienne et commerciale. Il a surpris son monde dans une fable jeune public. Puis, trahissant les prédictions de ceux qui le voyaient prendre de l'âge et de la pesanteur, il a défouraillé une fresque de fureur, de fric, et de sexe non-stop au rythme affolant. Et juste après, le voici aux commandes de cet objet soigné sur le sacré, assez difficile d'accès, presque âpre de dépouillement par instant. Il creuse souvent des thèmes déjà abordés, (il était déjà ô combien question de spiritualité dans Kundun ou dans La Dernière Tentation du Christ), mais il trouve toujours une manière de se réinventer. Et si, qu'elle soit réussie ou incomplète, il y avait toujours une surprise Scorsese ? Et si ce n'était pas déjà un talent en soi...

Oneiro
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le 10 févr. 2017

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