Scorsese souhaitait depuis ses débuts faire un film chrétien mettant en lumière l'âme et la dynamique de la religion catholique. La dernière tentation du Christ et A tombeau ouvert étaient des tentatives en ce sens, inaccomplie à son goût dans la mesure où Bad Lieutenant de Ferrara correspondrait à son projet idéal. En 2016-17 Scorsese corrige peut-être cet échec grâce à l'adaptation de Chinmoku (1967), roman le plus célèbre de Shūsaku Endō, déjà adapté par Shinoda (Fleur pâle) au Japon en 1971.


Comme ses deux prédécesseurs, Silence de Scorsese suit un prêtre jésuite en expédition pour retrouver son mentor Ferreira (basé sur le personnage réel Cristóvão Ferreira). Traqué par les autorités anti-chrétiennes sur une terre où sa religion a médiocrement percé (dans ce « marécage », quelques communautés paysannes ont rejoint les légions pour dénaturer la foi), il est travaillé par de nombreuses interrogations. À terme ces dissertations intérieures, les poussées de désespoir et les crises de douleur face à l'absurdité manifeste de l'ordre du monde (pourquoi Dieu envoie-t-il tous ces tourments?) le conduisent à douter et l'affaiblisse face aux réclamations de ses adversaires. En plus de se maintenir tendu vers l'état de grâce il doit convaincre ses ouailles opprimées que leurs souffrances ne seront pas vaines, même lorsqu'elles atteignent des niveaux insupportables.


La voix-off est récurrente, non-linéaire, utile pour un film orienté vers l'intérieur sans chercher à fuir le spectateur ou se moquer de l'oublier. Par rapport au livre, surtout focalisé sur l'usure et les doutes, le film met l'accent sur les transformations et la combativité (souvent inepte ou décalée) du protagoniste. Il souligne ses accès de démence de surface (les crises pendant les grosses fatigues, certains éclats sous la pression) sans fausser l'ambiance – austérité et anxiété généralisées. Silence ne donne pas à suivre des va-et-vient, mais invite dans une antichambre où la foi perd son éclat. Rodrigues s'accroche, essaie de garder la tête froide, délibérer, réfléchir, sans choisir les illusions ou la ré-assurance immédiate ; dans l'ensemble son courage paie, en interne, mais l'impact autour de lui est quasi nul et le poison s'infiltre de manières détournées (le dégoût pour son prochain, le mépris pour les chrétiens en demande) quand il n'est pas carrément ingéré de force.


Les heurts face au monde sont plus présents que dans le livre, support oblige mais pas seulement, car la mise en scène a recours à plusieurs artifices et perceptions accolées – jamais en opposition mais volontiers en divergence. Silence capte ces cohabitations de forces et d'intérêts qui ne sont pas là pour se convaincre de leur légitimité cosmique ou intellectuelle, ou seulement à une échelle seconde, non-vitale. Les japonais eux-mêmes ne sont que peu dans la déconstruction de leur ennemi. La paresse, l'ignorance, la brutalité ne sont jamais en cause ; des camps et des hommes sont simplement porteurs de vérités – ou de nécessités commuées en lois (souvent effectivement insurmontables, jusqu'à révolution). L'Inquisiteur et ses sbires sont attachés à se préserver de cette fausse vérité pernicieuse défendue par l’Église.Les Japonais et leur culte sont impitoyables, engagent dans une cruauté plus manifeste et tiennent leurs promesses sur Terre ; le catholique doit être prêt à s'humilier, mais en dernière instance, même lorsqu'il s'abîme, ce n'est pas les seigneurs qu'il doit craindre et qui sont les maîtres de sa personne.


La vanité de vouloir christianiser le Japon, de partir en croisade même si c'en est une de conversion avant tout (pacifique au fond et normalement aussi pour la forme), n'était pas abordée de front dans le livre. Le film se repose sur des joutes théologiques inscrites en lui (face à Inoue et à l'interprète) pour les traiter, apportant une certaine valeur ajoutée, faisant des turpitudes de Rodrigues le cœur du concert mais pas son mètre-étalon. Son orgueil, sa jeunesse d'esprit et ses relatives foucades n'empêchent pas sa foi d'être profonde et pure, ni de vibrer quelque soit les apparences ou les compromissions. Silence est bien un film catholique réussi et honnête, où un croyant traverse un désert à sa taille, subit des épreuves finalement trop fortes pour lui, mais dont le parcours et la peine ne sont pas vains. L'échec et l'apostasie sont là, sans être unilatéraux – ils deviennent même dans son cas une façon d'abjurer certains égarements terrestres ou élans immatures. Il reste toujours de la place pour maintenir son engagement et le renouveler quelque soit les nouvelles difficultés ou les fautes à racheter.


https://zogarok.wordpress.com/2017/03/13/silence-scorsese/

Zogarok

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