La question est récurrente et pollue en quelque sorte le débat : comment un film mettant en scène la vacuité abyssale d'une époque, l'absence de sens et de valeurs, autres que le sexe, l'argent et la vie facile peut-il lui-même échapper au vide, à l'ennui, à la caricature sans sombrer par ailleurs dans un moralisme facile, une moquerie évidente, en se mettant les bien-pensants et les nantis dans la poche. Si Harmony Korine jouait à ce petit jeu, il est inutile de dire que Spring Breakers serait détestable et sans intérêt.

Cette crainte d'un film clinquant et creux, épousant l'esthétique hideuse des clips déversés sans discontinuité sur MTV, nous l'avions en abordant le film dont la scène inaugurale dans une débauche de vulgarité et de mauvais goût qui semble intarissable ne contribue qu'à renforcer. Laquelle heureusement va nous quitter très vite pour faire place à une jubilation croissante. Car le réalisateur de Mister Lonely réussit à produire la forme idéale en adéquation, mieux en osmose, avec son sujet. L'épopée de quatre gamines dévergondées et rêvant d'un ailleurs plus magique et moins monotone devient une sorte de trip hallucinogène sous alcool et drogues dans une cascade ininterrompue de plans vitaminés et énergiques, témoignant en ricochet de l'énergie inépuisable des adolescentes, ivres de découvertes et de sensations fortes. Déjà presque blasées d'alcool et de cocaïne, elles voient dans l'arrivée inopinée d'un sauveur gangster et dealer le tremplin idéal à leur soif inextinguible d'expériences sans limite, vécues comme seules preuves tangibles d'une existence enfin vécue et sortie d'une léthargie mortifère. Au royaume des loups et des requins, qui ne nagent pas seulement dans les eaux chaudes de la Floride, les petites cochonnes vicieuses, mais encore plus crétines que réellement malignes, parviendront-elles à survivre et à résister, ou le miroir aux alouettes révélera-t-il bientôt ses défauts ?

Alors que l'action va crescendo et laisse augurer le pire, la mise en scène paradoxalement s'assagit peu à peu en ralentissant ses effets syncopés et ses bidouillages formels qui font de l'ensemble une œuvre plastique à part entière. Harmony Korine se révèle ici un expérimentateur hors du commun, un défricheur dans l'élaboration de ses plans, le travail sur la palette chromatique et la bande-son. Au fur et à mesure que le film parait pencher vers les coloris pop et acidulés, n'hésitant pas à insérer les pires clichés façon plage et coucher de soleil, le danger et la menace terribles rôdent, d'autant plus angoissants qu'ils restent flous et indéterminés. Ainsi une scène anodine de jeux sexuels avec guns se charge-t-elle soudain d'une dimension anxiogène qui s'instille chez le spectateur, réveillé brutalement d'une trompeuse torpeur où les agitations plus stupides que dangereuses d'adolescent(e)s au capital hormonal près d'exploser l'avaient plongé.

Le cinéaste ne juge jamais ses héroïnes, ne les regarde ni avec mépris ni avec condescendance, ni même avec des relents de lubricité ou de fascination. Étrangement, tandis que les corps sont constamment exposés, emmêlés et enchevêtrés, il ne s'en dégage guère de sensualité et d'attrait, comme si la chair déjà marquée par les ravages d'une vie vouée à tous les excès était triste et davantage le vecteur de fantasmes que d'actes assumés. La provocation verbale et la surenchère deviennent les règles de conduite d'une jeunesse manifestement déboussolée, mélangeant dans un foutoir inextricable Dieu et les armes, l'enfance à peu près innocente et l'âge adulte avili et souillé. Ceux qui attendaient du trash, de la violence et du sexe seront sans conteste déçus. Le film explore d'autres terrains pour livrer au final une vision extrêmement noire et désillusionnée, derrière la déferlante pop de couleurs et d'atmosphères, d'une société pourrie jusqu'à la moelle par la consommation, le culte de l'apparence et de la performance, la recherche effrénée et condamnée de fait à l'insatisfaction perpétuelle de sensations immédiates et fugaces. Harmony Korine réussit brillamment son branchement sur secteur qui frise en permanence le court-circuit et la surtension avec les années 2000.
PatrickBraganti
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le 6 mars 2013

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