Auditorium Marceau, 23h41. Jean-Simon Tancard, conférencier, poursuit son exposé.


-Comme je le disais donc, l'art de montrer et l'art de voir sont deux choses distinctes. S'il pouvait s'adresser à nous comme son inconscient le fait à lui, nous serions peut-être en mesure de saisir la portée de ce qu'on nous montre. Luca, que je connais bien, m'a fait saisir en profondeur la théorie de l'être et du paraître. Il en est de même pour une oeuvre cinématographique. Elle n'est pas toujours ce qu'elle tend à faire croire qu'elle est, même si elle paraît vouloir l'être, sans toujours le revendiquer vraiment. Rendez-vous bien compte qu'un simple regard ne suffit jamais à cerner la majestuosité d'un plan, d'un mouvement, d'une torsion ou d'une extension. Le saut représente le poids et le sol une étreinte, un fardeau duquel la protagoniste se rapproche toujours plus, quand bien même son mouvement laisse croire qu'elle essaie de s'en libérer. Si je vous disais qu'une force nous habite, à l'extérieur de nous même, vous me répondriez qu'il est impossible justement de savoir réellement ce qu'est l'intérieur de l'extérieur, tant nous nous méconnaissons. Alors que justement, ici, l'artiste et le démon ne cohabitent pas dans cette enveloppe. Pas encore, et c'est justement pour ne faire plus qu'un qu'elle défie la gravité à outrance.


-Merci.


-Question suivante ?


-Jules Ribeaudet, Deuxième. J'ai bien cerné la volonté de se détacher de l'oeuvre originale d'Argento. Mais en quoi rendre une oeuvre totalement indépendante de son origine la rapproche justement du fondement de cette base ?


-Excellente question ! D'abord Guadagnino va attendre la séquence finale pour se livrer à l'hommage qu'on attendait tous, dans la chromatique surtout. Mais en réalité, la vérité prend racine dans le fait que la base n'est pas. Loin de moi l'idée de penser qu'Argento avait livré une oeuvre dénuée de sens, dans toute sa sur-esthétisation. Mais de la même façon, peut-on réellement penser qu'on avait à l'époque saisi l'être du film plus que son paraître ? Immaginez une seconde qu'un parallèle puisse exister entre un personnage du film, et son miroir. Identique me direz-vous. Brisez ce miroir. Plus personne ne sera témoin de la parfaite symétrie, mais c'est là qu'il devient intéressant de théoriser cet acte. Si la forme disparaît, l'âme, elle persiste. Et voyez-vous, je suis convaincu que l'âme des deux oeuvres sont identiques, bien que leur base soit fondamentalement différente. Même si comme je l'ai dit, la base n'existe pas. Suivant ?


-Michel Frougnoux, Ciné à l'eau. Pourquoi y'a des têtes qu'explosent à la fin ?


-Le sang symbolise la mort, mais aussi la vie de par sa connotation à la pureté. C'est en mourant que les différents personnages retrouvent leur vie. Mère Suspirium, bonté démoniaque, brise justement le miroir, dans le fondement commun qu'ont la vie, et la mort. Elle tue pour donner naissance. Le tout dans le mouvement de la vie, de la mort : la danse. Encore une fois, le paraître de la mort et l'être de la vie. Qui naît dans le sang, connotation évidente à l'accouchement, et donc à la mère ! La vie dans le sang.


-Ah, et pourquoi y'a un filtre rouge devant le camescope, et l'image elle saccade comme si le décodeur il marchait plus ?


-Suivant.


-Timothée Ledoux, pour Les parchemins de la pellicule. Tout d'abord, merci pour votre intervention, c'est brillant ! Terrence Malick a dit qu'il ne suffisait pas d'atteindre l'extase pour jouïr, et inversement. En quoi la sexualisation donne du volume au consentement diabolique, très sain, qu'il existe entre l'élève et son professeur.


-L'image de la femme, femelle, mère, révèle souvent la vérité du changement, tout comme la glace fond au soleil, et l'eau gèle sous 0 degrés. L'homme lui, ne saisit souvent ce changement qu'à travers son regard. Logique. Mais lorsqu'il effleure la peau de la femme, c'est là qu'il en saisit la véritable essence. Eh bien, en ce sens, c'est pareil. Le spectateur ne verra qu'un corps cambré. L'oeil du réalisateur, lui, voit une forme changeante. Un état suspendu. Sa pudeur disparaît au fil du film, vous n'y voyez qu'une femme, une envie. L'artiste lui y voit l'abandon de l'âme. L'image stagne par l'arrière sur cette femme, quasiment nue, postée à quatre pattes. Vous n'y voyez qu'une ouverture masquée par ce peu de tissu sur le fondement féminin, luisant, transpirant. Luca, lui, dans tout son génie, n'a voulu laisser transparaître que l'amas de chair que représente cette servante du mal. Encore une fois..


-....L'être et le paraître. Du génie. J'adore. Merci mille fois. Je rends le micro, je vais pleurer.


-Exactement ! Vous voyez, clair comme de l'eau de roche !


-JéromeGé, Pélican Ciné Club. Merci bien pour toutes ces questions et réponses. Je voudrais pour ma part revenir sur ce que vous appelez, je crois, le paraître. Quand je vais voir un film, j'attends de lui qu'il me montre ce qu'il veut me montrer, avec évidemment plus ou moins de subtilité. Là en l'occurence, il me montre des interrupteurs. Bon j'ai bien compris qu'il ne s'agit pas d'un spot sur l'obsolecence des infrastructures allemandes, mais j'ai aussi noté : des objets sur des tables, des zoom dérangeants, du montage rapide d'images incompréhensibles, une ferme, un vieux psychologue tout nu, deux policiers tout nus, une femelle Uruk-hai dérangée pendant sa séance d'UV....


Un jeune homme dans la salle se lève, il porte un t-shirt sur lequel il est inscrit "La Table en Acajou" :


-HONTE A VOUS ! TRAITER AINSI UNE TELLE EXPRESSION DU CINEMA DE GENRE !


-... Euh je continue... De la même façon, qu'apportent au récit ces longues attentions sur le contexte politique et social de l'époque? En quoi sont ils reliés au propos de base ? Pourquoi placer le camp d'Auschwitz ? J'ai cru que le film se réveillait lors de la magistrale première vraie scène de meurtre, il existait là un parallèle intelligent entre la danse et la possession maléfique d'un autre corps. Mais ensuite ça à recommencé. Un gros titre en typo étrange un peu plus tard, et c'est redevenu chiant mais surtout incompréhensible. Pourquoi ? Tant de questions que je vais essayer de résumer en une seule : ne pensez-vous pas qu'il y ait des limites au cinéma hautain ?


-BOUUUUHHHHHHH !!
-IGNORANT !
-COMMUNISTE !
-ORCHIDOCLASTE !


-Faites sortir cet homme s'il vous plaît.. Bon. Je vais passer à la neuvième et dernière partie : l'oeuvre désoeuvrée, quand Guadagnino rencontre Aronofsky.

JéromeGé
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le 20 nov. 2018

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