Voir Suspiria de Luca Guadagnino sans jamais avoir vu l’original, l’iconique film de Dario Argento, est finalement une sorte de chance. La chance de découvrir un film hypnotisant sans comparaison ni référence incessantes et obligatoires à celui de l’aîné du cinéaste, à ce film considéré comme le meilleur de son auteur, et comme un des tous meilleurs du genre horrifique.
Démarrant dans la pénombre et sous la pluie, dans une tonalité idoine, marron, bleu, gris, le film ne se déparera plus de ces couleurs, sauf dans deux de ses points d’orgue, le spectacle de danse et la séquence du sabbat, où le rouge domine, rappelant sans doute que l’œuvre, à défaut d’être un pur remake, est revendiquée par son réalisateur comme étant un hommage au Suspiria de Dario Argento.
Sous la pluie battante donc, Patricia (Chloe Grace-Moretz) zigzague jusque chez son psy, le Dr Joseph Klemperer (crédité sous le nom de Lutz Ebersdorf, mais en réalité interprété par une Tilda Swinton croulant sous les prothèses, absolument méconnaissable), pour y chercher refuge, semble-t-il. Elle soupçonne son école de danse d’être en fait un repaire de sorcières maléfiques, semble-t-il. A ce stade, le spectateur doit en effet se frayer son propre chemin dans ce récit haché, halluciné, entrecoupé des voix intérieures de Patricia, pour comprendre de quoi il s’agit; toute une ambiance mystérieuse et inquiétante est d’emblée installée. L’action se passe en Allemagne, en 1977, et Patricia est sympathisante des Fractions Armée Rouge. Sa disparition subséquente est alors mise sur le compte de son activisme. Quand Susie Bannion (Dakota Johnson) arrive de son Ohio natal pour danser dans la prestigieuse compagnie, c’est tout naturellement qu’elle prend très vite la place de la protagoniste dans le spectacle qui est en train de se monter.
Suspiria est basé sur un casting quasi-exclusivement féminin : les surveillantes, les élèves, la directrice Mme Blanc (époustouflante Tilda Swinton encore). Les seuls hommes sont le psy, joué par une femme, et deux policiers qui semblent avoir subi un sort de la part des sorcières. On ne peut s’empêcher donc de penser à la portée féministe du film, d’autant que dès le début, le terme est prononcé (la troupe est présentée à Susie par une des surveillantes comme étant une communauté féministe), et qu’en plus, l’époque s’y prête. Car il est difficile de cantonner Suspiria à un film d’horreur primaire, tant Luca Guadagnino multiplie les pistes dans son métrage. Celle qu’il suivra avec le plus d’assiduité sera la piste de la maternité, avec des flashbacks impressionnants sur la jeunesse de Susie, mêlés à d’autres cauchemars « télécommandés » par les sorcières et qui hantent les nuits de la jeune danseuse : une religion mennonite stricte, une mère abusive infligeant des sévices corporels totalement immérités. Mais elle est également présente dans la relation entre Mme Blanc et Susie, qui sont paradoxalement douces et, oui, maternelles, quand on sait quel sort la première souhaite réserver à la dernière dès leur première rencontre. Elle est enfin centrale dans la dernière séquence, où la commisération d’une mère ne peut s’empêcher de surgir au milieu des ténèbres les plus sanglants.
Sur le plan formel, Suspiria impressionne par le jeu d’un montage très efficace et d’une image sombre et inquiétante qui induit davantage la mélancolie que la peur. Le film n’est bien sûr pas exempt de scènes d’horreur, mais la souffrance psychologique de certains des personnages fait poids égal avec les séquences plus ou moins gore du métrage. La faiblesse du dispositif résiderait peut-être dans l’utilisation de la musique pourtant très inspirée de Thom Yorke, pour la première fois aux manettes d’une musique de film. Créé avant même le tournage, le score n’est pas toujours cohérent avec le film ; les morceaux chantés notamment se superposent maladroitement aux dialogues, à l’exception d’une des scènes du début, très émouvantes, montrant la mère de Susie à l’agonie, une scène silencieuse où le ballet des garde-malades est accompagné par la voix du génial musicien.
Suspiria est un film hypnotique qui se trouve dans la droite ligne de l’œuvre de Luca Guadagnino (a Bigger Splash, Call Me By Your Name) : s’appuyant sur un projet existant (un livre ou un autre film), il procède à une relecture qui tend à surligner les personnages, à leur donner une sorte de flamboyance qu’ils n’avaient pas forcément initialement. Servi ici par un casting international impressionnant, allant jusqu’à intégrer une brève apparition de Jessica Harper, la Susie d’Argento, à faire jouer pas moins de trois rôles à la magnétique Tilda Swinton, ou encore à réunir Ingrid Caven, Sylvie Testud, Dakota Johnson ou Chloe Grace-Moretz sur un même plateau, il réussit à faire de son film beaucoup plus qu’un remake, et à être une vraie proposition de cinéma originale et intéressante. La bonne surprise de cet automne pour les friands du genre, mais peut-être et surtout pour les autres.