Autant le dire en préambule, si vous avez envie de visionner "The Daughter" ("Angelica" en VO) à cause de son affiche/jaquette photocopiée sur une de celles de "L'Orphelinat" ou de sa stupide bande-annonce vendant une énième ghost story comme il en existe des dizaines, vous faites complètement fausse route. Le nouveau film de Mitchell Lichtenstein n'est pas un film d'épouvante, du moins comme on l'entend au sens lambda du terme, il use seulement de certains codes de ce registre pour offrir plusieurs niveaux d'interprétation à son sujet comme a pu le faire récemment, par exemple, "The Little Stranger" qui a désarçonné plus d'un spectateur par sa difficulté à le catégoriser dans un genre définitif (il n'est d'ailleurs pas étonnant de voir le film débarquer anonymement dans nos contrées près de quatre ans après sa sortie vu l'impossibilité de le promouvoir correctement). Si vous êtes seulement en quête de frissons, vous voilà prévenus, "The Daughter" n'est pas un film forcément fait pour vous. En ce qui concerne les autres, voilà de quoi il en retourne exactement...


ATTENTION, à partir de ce moment, présence de spoilers sur l'intrigue du film !


Pour les amateurs d'horreur, le nom de Mitchell Lichtenstein évoque immédiatement "Teeth", ce petit film improbable mais malin où le vagin d'une adolescente avait des fringales sanglantes. Eh bien, aussi étonnant que cela puisse paraître, "The Daughter" a quelque part un point de départ similaire en s'appuyant à nouveau sur un dysfonctionnement d'ordre sexuel...
Dans le Londres de l'ère victorienne, Constance, une orpheline aux origines modestes, fait la rencontre d'un séduisant chercheur étudiant les maladies de l'époque. S'ensuivent l'inévitable coup de foudre, un mariage, les appréhensions de la jeune femme autour de la première nuit passée ensemble puis l'osmose sexuelle avec son époux... Le couple vit incontestablement le parfait grand amour et exprime physiquement sa passion commune dès qu'il en a l'occasion dans sa nouvelle demeure. La touche finale à ce bonheur est bien entendu la grossesse de Constance, dernière étape d'un avenir heureux. Hélas, celle-ci va aboutir sur le début d'une catastrophe dont le couple ne se relèvera jamais.
Un problème survient lors de l'accouchement mettant Constance et son bébé en danger de mort. Le médecin sur place parvient néanmoins à les sauver mais laisse Constance dans l'impossibilité physique d'avoir à nouveau des relations sexuelles avec son mari. Cela va être évidemment la première cause du déclin du couple.
Perdant une part de ce qui faisait d'elle une femme dans tous les sens du terme, Constance se replie sur elle-même et surtout sur sa fille, Angelica, qu'elle se met à couver plus que de raison dans une relation fusionnelle d'où la présence du mari/père est peu à peu exclue. Cependant, face à des besoins qu'il ne peut contenir, le mari fait un soir l'amour à Constance, elle-même se laissant d'ailleurs aller à ce désir trop longtemps refoulé, et met gravement en danger la vie de son épouse. Réprimandée par les médecins pour sa frivolité, la jeune femme s'enferme toujours plus dans sa relation étouffante avec Angelica et va même jusqu'à découcher du lit familial pour ne pas avoir à affronter les assauts sexuels de son mari (et également par peur qu'elle-même y succombe volontairement). Cette technique d'évitement fonctionne un temps mais, une nuit, le couple ne peut contenir à nouveau leurs désirs respectifs et l'époux propose à sa femme d'autres moyens de le satisfaire sexuellement. Alors que Constance s'exécute en ce sens, elle entend sa fille s'étouffer dans sa chambre. Cet événement marque le début d'une spirale infernale pour la jeune femme...


Désolé pour ce résumé d'une première grosse partie du long-métrage mais cette mise en place était nécessaire pour bien comprendre la portée de la suite de toute cette affaire.
Le générique d'ouverture de "The Daughter" mettant en scène des photographies d'époque d'individus accompagnés de ce qui semble être des projections d'esprits n'est évidemment pas un hasard, l'idée de "projection" d'une réalité déformée va être au centre de l'histoire en combinant plusieurs éléments.
En premier lieu, il faut bien comprendre que, si le mari va devenir l'incarnation d'un désir primaire que Constance ne peut combattre à ses yeux, cette image masculine malfaisante est également, pour grande partie, la projection du désir refoulée de Constance elle-même, la jeune femme est victime d'un conflit intérieur de grande ampleur devant cette notion d'abstinence qu'elle ne parvient pas à embrasser totalement. Ces besoins communs ne pouvant être satisfaits d'une manière traditionnelle à cause de la condition physique de la jeune femme, le simple fait d'envisager -et de commencer à pratiquer en l'occurence- d'autres formes d'activités sexuelles allant à l'encontre des moeurs de l'époque va la chambouler mentalement.
Si, au début, elle étudie carrément la possibilité d'un transfert de ses actes sur sa fille, la réalité lui donne évidemment et rapidement tort. Dès lors, c'est à ce moment que les apparitions de ce qu'on peut qualifier d'un "homme-miasmes" vont se manifester, le phénomène étant d'origine surnaturel, il ne nécessite par forcément d'explications et, ainsi, représente une projection de ses propres maux bien plus aisée à accepter malgré le caractère extraordinaire de la chose. Comme on l'a dit, cette silhouette est une incarnation de la masculinité dans ce qu'elle a de plus de nauséabond avec les assauts répétés du mari sur sa femme et d'une part du désir refoulé de Constance mais elle combine aussi d'autres facteurs extérieurs. En effet, la connotation sexuelle des manifestations est bien sûr évidente (on passe d'une brèche et d'une tâche gluante sur une armoire à des actes de plus en plus frontales en ce sens), toutefois, il convient aussi d'y annexer leur forme en elle-même surnaturelle (une provocation vis-à-vis de l'esprit cartésien du mari), la composition de l'entité en forme d'innombrables microbes (ce que le mari est censé combattre), le fait qu'elle n'ait d'humain que ses contours (la découverte de Constance sur la vraie nature du métier de son mari fait de lui un monstre à ses yeux) et, enfin, les attaques répétées seulement sur la petite fille venant sans doute de l'esprit maternel bien trop extrême de Constance mais aussi de son statut d'orpheline ayant vu tous les membres de sa famille trépasser, chose qu'elle ne peut plus se permettre de supporter (en sauvant sa fille à chaque fois, c'est bien sûr elle-même qu'elle sauve et probablement aussi ses proches).


"The Daughter" met donc en scène le portrait d'une femme rongée par ses propres craintes qu'elle incarne dans un apparent "double" de son mari, projection d'une vision exacerbée de tous les défauts qu'elle lui reproche plus ou moins consciemment. La manoeuvre narrative pour traiter ce type de discours sujet à interprétation n'est certes pas nouvelle mais elle est ici plutôt habilement construite par la caractéristerisation assez pertinente de cet agglomérat de peurs entourant le personnage de Constance. Véhiculant bien sûr une teneur féministe sur la place de la femme dans cette société (Constance est sans cesse ramener à sa condition à divers degrés que cela soit via son mari, des collègues de ce dernier, des médecins ou ses voisines), le film nous propose de plonger dans la psyché de cette femme perturbée par un traumatisme d'abord physique, puis sexuel et, enfin, devenant le catalyseur de toutes les failles qui la tourmentent. De ce point de vue, "The Daughter" a par ailleurs la bonne idée de ne pas tomber dans un manichéisme facile car même si, par l'intermédiaire de sa femme, le mari nous apparaît comme un être malfaisant ne parvenant pas à maîtriser ses pulsions, il ne faut pas oublier que ce dernier l'aime malgré tout, il se refuse notamment à aller voir des prostituées ou encore tente de maintenir son couple à flot pendant un temps en multipliant les attentions pour tenter de trouver une place dans la relation fusionnelle entre sa femme et sa fille. Mais, devant une l'impossibilité d'y parvenir, l'homme se replie à son tour sur lui-même et devient une ombre solitaire dans la maison se contentant de jouer vaguement son rôle de père et devenant le simple compagnon de vie d'une femme qui ne veut même plus s'allonger à ses côtés. Et puis, il y a Angelica qui, à un moment du film, va déclarer qu'elle voit elle aussi cet "homme-miasmes". Cette petite phrase aurait pu tout changer en nous plongeant dans une ambiguïté entre une plausible réalité du phénomène et une approche rationnelle, elle fait son petit effet de véritable doute quand la fillette la prononce mais, et ce sera le plus grand défaut de "The Daughter", le film ne va hélas pas en jouer très longtemps en ne faisant pas trop de mystère sur la provenance psychiatrique de la créature et Angelica n'en sera finalement réduite qu'à subir l'influence maternelle dérangée tout en étant son principal instrument.


Dans le fond, ce n'est pas si grave car, alors que l'on assiste à la perdition d'une Constance de plus en plus engloutie dans ses visions jusqu'à devenir une réelle menace pour sa fille, "The Daughter" va habilement rebondir avec l'introduction d'un nouveau personnage donnant une nouvelle vigueur au féminisme émanant du long-métrage. Superbement interprétée par Janet McTeer, la "médium" va se révéler comme une des intervenantes les plus fascinantes dans le parcours de Constance. À l'inverse de la progression du mari, celle-ci arrive dans le film avec une image malfaisante puis s'en débarrasse rapidement pour devenir une figure rassurante de mère/amante. Les deux femmes ne franchiront pas le pas mais il est indéniable qu'une tension plus qu'amicale se fait peu à peu ressentir entre elles. Si la "médium" abandonne très vite ses mauvaises intentions de départ et se prend véritablement d'affection pour Constance au regard de sa condition, cette dernière va d'abord voir dans cette femme plus libérée et extravertie qu'elle un ultime recours face à sa détresse mentale et ensuite un échappatoire lumineux à ce qu'est devenue son existence.
Dans la dernière partie, cet épanouissement existentiel bienvenu de Constance dû à l'arrivée de cette femme complètement libérée des chaînes imposées par la domination masculine de l'époque ne va forcément pas la guérir de ses visions mais l'idée sous-jacente (et forcement tout aussi perturbante que le reste pour Constance) d'une relation homosexuelle va quelque part accélérer le caractère sexuel de l'entité à laquelle Constance semble de plus en plus céder afin de protéger sa fille. Cela crée une forme de paradoxe devant un mari qui, lui, s'éloigne encore plus de sa femme en mettant en place des méthodes drastique pour se libérer d'elle et de son état qu'il ne parvient à comprendre.
La question de ce dernier acte va être la manière dont Constance va s'émanciper de cette menace masculine pour se retrouver. Entre les rôles de la "médium" et de son mari l'appelant d'un côté à la liberté et de l'autre à un enfermement (désormais littéral), la jeune femme va s'adonner à un jeu dangereux qui ne pourra aboutir que sur une extrémité radicale dont on taira la finalité mais qui est somme toute logique au vu du propos féministe de l'ensemble et du chemin parcouru par l'héroïne en ce sens.


La longueur de cette critique atteste sans doute le mieux de la richesse du discours de ce "petit" film de Mitchell Lichtenstein. Poursuivant son étude de la condition féminine à travers le cinéma de genre, le réalisateur/scénariste livre une oeuvre certes imparfaite (on aurait vraiment aimé que le film maintienne plus le flou entre le fantastique et le rationnel) mais ô combien passionnante en explorant l'esprit dérangé d'une femme en proie à ses démons que seule une possible émancipation pourra sauver. Dominé par une Jena Malone encore une fois parfaite dans un rôle pas si simple à aborder, "The Daughter" est aussi une oeuvre maîtrisée au niveau de sa mise en scène, celle-ci ne nous épargne rien et va jusqu'au bout du malaise qu'elle veut instaurer et nous transmettre vis-à-vis de la fragilité de son héroïne tout en proposant un travail de reconstitution d'époque et des effets spéciaux convaincants malgré un budget que l'on ne sent pas énorme. Engagé et doté d'une réelle intelligence de narration, "The Daughter" ne conviendra pas à un large public (surtout ceux ayant cru la promotion malhonnête autour d'un film d'épouvante lambda) mais ceux à la recherche d'un film pas comme les autres utilisant avec subtilité les instruments de plusieurs genres pour dresser le portrait intime d'une femme plongé dans les ténèbres des contradictions d'une époque risquent d'être agréablement surpris...

RedArrow
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le 27 mars 2019

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RedArrow

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