Le buzz ayant été suffisamment long, n'y allons pas par quatre chemins : à l’intention des curieux qui se demandent, d'un air dédaigneux, si The Disaster Artist (TDA) est aussi réussi qu'on le prétend, la réponse est plutôt deux fois qu'une, mon capitaine. Nous dirions même qu'il est super-top. Certes, ce n'est pas vraiment le qualificatif le plus sérieux, mais que voulez-vous ? Il convient davantage au film qu'un trop ronflant « magnifique », un ennuyeux « excellent », ou un mensonger « génial ». Quand c'est top, c'est top. Comme une blague réussie à une soirée entre amis un peu alcoolisés.


TDA est top car c’est une révélation, exactement comme une blague réussie. Une double-révélation, même, nous reviendrons plus bas sur la seconde. La première, tonitruante, est celle de James Franco. En tant qu’acteur, d’abord : oui, oui, 127 heures, sa performance tour-de-force et sa nomination à l’Oscar, on sait, mais ce n’était pas pour autant un rôle de composition... et puis, c’était tout. Jusqu’ici, Franco était un acteur au potentiel potentiellement inexploité. Ensuite, dans une moindre mesure, en tant que réalisateur : on lui devait jusqu’ici des adaptations médiocres et nombrilistes de classiques de la littérature américaine (McCarthy, Faulkner, Steinbeck), et quelques nanars montés sur sa seule popularité, et puis tout à coup, pouf. À croire qu’il s’est levé, un matin, et s’est dit : « Ok, bibi, maintenant, tu vas arrêter ta branlette de bobo, et tu vas enfin, VRAIMENT, tenter un truc sérieux ». Et a choisi, sur le coup de l’émotion, un sujet qui avait tout de la fausse bonne idée. Bingo : TDA est un des meilleurs de 2018, et le gars n’a pas volé son Golden Globe.


Aux non-initiés, don't worry, be Tommy : nul besoin de connaître ce chef-d’œuvre de nullité qu’est The Room, et encore moins de l’avoir vu une dizaine de fois avec des amis mordus, pour apprécier TDA. D’un côté, « en être » peut décupler le plaisir, en ce que cela permet de comprendre toutes les références et de saisir tous les clins d’œil… mais de l’autre, ça peut tout autant distraire de ce plaisir. Votre serviteur étant dans le camp des mordus (initié à ce culte par la vidéo que le YouTubeur Nostalgia Critic lui avait dédié !), il peut en attester : à choisir, il aurait préféré découvrir « vierge » le film de James Franco. Qui, par ailleurs, constitue une voie d’entrée idéale pour The Room : après avoir vu TDA, comment ne pas avoir envie d'en voir PLUS ?


Aux initiés, maintenant, point d'inquiétude pareil : l’œuvre-culte de Tommy Wiseau est dûment honorée. Honorée ? Vraiment ? Même en croyant sur parole les échos élogieux, on était en droit d’en douter. Faire une comédie sur un film profondément mauvais en jouant explicitement de sa nullité abyssale, tout en lui rendant hommage, ainsi qu’à ceux qui l’ont fait et ont participé à sa conception, ça demandait une certaine dose de subtilité. Il faut croire que Franco en était doté. Mais si son film marche si bien, c’est avant tout parce qu’il s’est passionné pour cette histoire, clairement, et entièrement. En témoignent son application radicale à reproduire certaines scènes-clés, comme on peut le constater durant le généreux générique de fin... ainsi que sa performance inoubliable dans le rôle de Wiseau, qui n'aurait jamais été sans une telle passion. Qu’on se le dise, ce qu’il fait dans TDA est renversant, et on peut parler de la performance de sa carrière, le gars assurant tant dans la reconstitution de moments d’anthologie (seul raté au tableau, le cultissime « oh hi, Mark », hélas !) que dans les moments plus dramatiques.


Car un hommage n’est pas une blague. Et c’est justement là que ça devient intéressant : James Franco a compris que The Room n’est pas JUSTE nul. S’il se résumait à une heure et demi de performances d’acteurs à passer au broyeur, de scénario sans queue ni tête, de plans décadrés et d’éclairage pourri, ça ne suffirait pas ; des films de merde, il y en sort cent mille par an (chiffre officiel). Non, The Room a… un truc. Un truc qui mériterait amplement un article entier, mais ce n’est pas l’objet de cette critique. Un truc que l’on trouve dans l'inimitable « Anyway, how’s your sex life ? », par exemple. Attention, quand Tommy Wiseau essaie de faire croire que la nullité de son film était en fait intentionnelle, nous sommes morts de rire avec tout le monde, MAIS cela ne fait pas pour autant de The Room un produit de la nullité seule. Et sa nullité, plutôt que d'être abyssale, est déjà peut-être stratosphérique ! Derrière cet enchaînement stupéfiant de moments indescriptibles, voire indéchiffrables, enchaînement parfois en apparence aléatoire, il y a Wiseau et son désir, aussi authentique que vain, de faire du grand cinéma. Tommy Wiseau, improbable hurluberlu au physique de vampire transylvanien passé par un clip des Guns N’ Roses, créature de mystère qui l'entretient un peu trop visiblement, loser plein aux as dont on ignore l’origine de la richesse (penchons pour l’héritage…), réalisateur de merde TELLEMENT SÛR de son talent qu’on en vient presque à se demander si on n’a pas loupé quelque chose. Que faire de ça ? Ou peut-être plutôt : que ne PAS en faire ?


Franco a également saisi ce que Wiseau a d’hilarant ET de tragique : quand, à la fin, ce dernier réalise que tout le monde est mort de rire devant son grand drame noir, sa détresse touche grâce au travail de caractérisation du personnage. Nulle moquerie méchante dans TDA, donc. Sans chercher à réhabiliter Wiseau, le cinéaste a pris au sérieux ses motivations, seule façon d’en faire un personnage à part entière plutôt qu'une blague ambulante. C’est ce qu’il lui fallait pour trouver le cœur de son film : l’amitié qui unit encore aujourd’hui Wiseau à Greg Sestero (Mark dans The Room), certifié super-bon gars par tous ceux qui le connaissent. Une BELLE histoire d’amitié, à notre grande surprise, malgré les insupportables caprices en langue extraterrestre du pseudo-réalisateur (au passage, excellent choix que Seth Rogen dans le rôle d’assistant réa exaspéré !), malgré les mémorables engueulades d’un tournage qu’on aurait pu prendre pour une déchirure fatale. Une amitié suffisamment bien écrite pour rendre compréhensible leur attachement mutuel, et le comportement intolérable de Wiseau sur le tournage, après que Greg ait déménagé de chez lui pour aller vivre avec sa copine ("you're TEARING ME APART, GREG !!!")...


Nous ne saurions dire trop de bien du premier acte de TDA, celui où Tommy et Greg, l’étranger extravagant d’âge inconnu et le jeune aspirant-acteur un peu benêt du bled, deviennent meilleurs potes du jour au lendemain, sur ce qui a tout d’un coup de tête, ou d’un coup de foudre platonique, et avant que les choses ne dégénèrent temporairement. Tout cet acte est juste parfaitement enthousiasmant, exalté par l’esprit « just do it » qui porte Tommy et énergise Greg... le tout, bien aidé par l’alchimie presque musicale qui règne entre James Franco et son frère cadet. La seconde révélation du film. Dave Franco, jusqu’ici bellâtre insipide (Insaisissables, Jet Lag, Nerve…) que nous nous étions jurés de haïr pour avoir volé au monde Alison Brie (qu'on ne voit d'ailleurs pas assez dans TDA, au passage…), désormais petit gars sur qui l’on peut compter : avec TDA, il a très clairement compris qu’il tenait sa chance, et il a donné tout ce qu'il avait dans un rôle qui ne paie pourtant pas de mine, de prime abord. Sans doute a-t-il été aidé par la présence du grand frère, avec qui il forme, dans le film, un duo... top. C’est donc se méprendre sur l’objet du film que de reprocher à TDA de ne pas s’être arrêté davantage sur le tournage de The Room : il n’est pas tant un hommage au septième art, à la Ed Wood, qu’un hommage à la volonté bâti sur une histoire d’amitié. Franco s’est carrément permis une modification considérable avec la sous-intrigue liée à Bryan Cranston, privilégiant substantiellement la relation Tommy/Greg aux détails du déroulement du tournage.


La volonté, tout est dit. À la fin d’un récit hollywoodien classique, Wiseau, ignoré de tous, aurait pris sa revanche en montrant au public de cyniques incrédules combien il est talentueux avec un film génial. Parce que quand on veut, on peut, parait-il. À la fin de TDA, le film qu’il leur montre... n'a rien de génial. C'est plutôt un TRÈS mauvais film. Mais ça ne fait rien : l'homme a fait son putain de film. Qui, quinze ans plus tard, mènera à la réalisation d'un putain de film d'un meilleur genre. The Disaster Artist, biopic désopilant dénué de faute de goût notable, c’est une troupe de comédiens hollywoodiens, qui ont tous eu leurs hauts et leurs bas, réunis pour le meilleur : un film aussi divertissant que respectueux sur ce que nos rêves peuvent générer de tragique COMME d’enthousiasmant. Ne boudons pas notre plaisir.

ScaarAlexander
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le 15 mars 2018

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Scaar_Alexander

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