Ce qui interpelle le plus dans « The Father », d’un point de vue technique, c’est ce mixage sonore. Chaque bruit émanant d’un objet, d’un crissement sur le parquet, d’une tasse cassée, de l’absorption d’un aliment, s’entend de façon relativement désagréable, comme un sifflement. On dirait presque, parfois, que c’est enregistré au micro-caméra. Ou peut-être les basses de la salle de cinéma n’étaient-elles pas correctement réglées, mais cela semble dure à croire tant cette désintégration du confort de visionnement rime avec le film, tant elle lui est, finalement, adéquat face à la désorientation qu’il met en scène : celle d’un vieil homme atteint de la maladie d’Alzheimer, jamais nommée. En intériorisant son récit dans le point de vue de ce personnage niché dans un appartement londonien, Florian Zeller filme l’inéluctabilité de la vieillesse avec une proximité confuse, se faufilant dans le labyrinthe et les méandres d’une perception qui s’échappe. Généreuse expérience post-confinement, « The Father » isole, calfeutre, se dévoile comme s’il se déroulait sur une scène de théâtre, ce qui tombe bien puisque son cinéaste adapte ici une pièce qu’il a lui-même monté en scène. Les décors muent, la maitrise simule les incohérences, les personnages échappent à tout contrôle et nous, impuissants, lâchons prise. Si l’on sent les influences, parfois voyantes, d’Alain Resnais via les bouleversements de temporalité, ainsi que les différentes monstrations (le film perturbe en entrant aussi bien dans le point de vue du père que dans celui de sa fille), il n’est pas sans dire que le film repose quasi entièrement sur les performances complexes de ses comédiens : Anthony Hokpins et Olivia Colman. Des deux, c’est bien sûr le premier qui nous souffle de sa prestation orageuse, contradictoire, incomplète. De la seconde, à l’inverse, on retient cette retenue, ce laisser-faire désespéré nous guidant pendant deux heures. De ces deux opposés, Zeller tire une accumulation de déchirures tant physique qu’émotionnelle, apportant à « The Father » ce qui fait sa réussite : l’observation de l’effondrement du vivant, notamment visible dans les gros plans capturant le visage ridé d’Hopkins, ou dans cette séquence de rêve ou sa fille l’assassine, ainsi que par ses moments où le réalisateur filme le vide de l’appartement, ou les fenêtres. Paradoxalement, c’est en s’axant sur un savoir-faire technique trop voyant que le film perd cette radicalité si prégnante. Voilà un sujet qu’il aurait été passionnant de voir traité par un John Cassavetes, à savoir un cinéaste qui n’en a cure de la doxa, qui nous aurait probablement conduit bien au-delà de la simple chose filmée, ce que ne fait pas Zeller, lequel exorcise sa vision par les voies de ses acteurs, auxquels sa mise en scène est totalement accordée, peinant à transmettre la violence associée au sort du père dans cette espace en forme de tiroirs ; et in fine, ça tend parfois vers l’emphase… Car c’est bien l’impression que laisse finalement « The Father », celle d’une approche qui aurait gagnée à se montrer moins convenue, à mener à une compréhension, à une immersion dans la maladie d’Alzheimer plutôt que dans l’élaboration d’une mise en scène se contentant d’illustrer un scénario en forme de montre à bout de souffle. Dans tous les cas, le film réussit haut la main son paris de rendre visible le drame de l’éclatement de la perception. Flou et angoisse donc, mais aussi une bien visible démonstration…jusqu’à ce plan final, poétique flottement rappelant qu’il n’y a pas d’âge(s ?) pour s’ennuyer en regardant les arbres suivre le sens du vent.


https://bueespecieuse.wordpress.com/2021/05/30/critique-the-father-un-vieil-homme-sous-confluence/

JoggingCapybara
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le 9 juin 2021

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