Les modèles Alien et The Thing s'inspiraient de Lovecraft en puisant dans sa terreur la plus fameuse, celle d'une entité trop imposante pour l'esprit étriqué du simple mortel, alors mis face à son insignifiance et tout le désespoir qui en découle. Mais pour The Lighthouse, Eggers choisit un versant moins connu de l'auteur, celui des nouvelles faisant fi des grands anciens et des civilisations ancestrales pour aller chercher l'horreur dans quelque chose de plus humain. Et grand bien lui en a pris, son talent démontrant que, malgré des enjeux diminués, cette exploration de l'horreur lovecraftienne à hauteur d'homme peut être tout aussi excitante.


Car ici, pas d'élément entièrement surnaturel pour justifier l'avènement de la folie dans l'esprit des personnages. Sirènes et créatures tentaculaires sont toujours décrites comme produits de l'imagination de Ephraim Winslow (Robert Pattinson), et cette folie serait donc plus à aller chercher directement dans la psyché des personnages. Des nouvelles de Lovecraft adaptées ici, on retrouve l'obsession pour la pureté, esthétique notamment par la lumière du phare. L'horreur ne vient pas de l'univers et de ses mystères insondables, mais bien de ce que cette obsession pour la beauté peut faire faire aux individus. Une folie bien plus humaine, bien plus accessible, et quelque part tenant plus de l'angoisse que de l'effroi que l'on rattache d'habitude à l'auteur (et que l'on trouvait dans The Witch, précédent film du réalisateur, où la sorcière, d'un point de vue diégétique, était tout ce qu'il y a de plus réelle malgré sa toute-puissance).


Ces développements psychologiques permettent au film une distanciation avec son sujet, une conscience de l'absurdité de la situation, et de ce fait n'hésite pas à mettre en lumière cette absurdité par ce ton comique du meilleur effet, s'équilibrant parfaitement avec l'aspect horrifique de l'oeuvre. Cet équilibre nous met finalement dans la tête du personnage principal : perdu entre le refus de toute superstition (la rationalité du spectateur devant le film, incarné par le ton comique), et les effets bien réels de cette superstition sur l'esprit de Winslow (tout l'aspect expressionniste du film parlant aux tripes).


Cette plongée dans le point de vue d'un personnage permet au film un premier degré raccord avec les nouvelles dont il s'inspire. The Lighthouse cherche à embarquer le spectateur dans son expérience, et de ce fait synthétise ses symboles pour ne pas faire du film un labyrinthe mental artificiel :
- Une dualité terre/air (les deux personnages arrivant au phare filmés en contre-plongée, la terre prenant la majorité de l'écran tandis que dans la bande de ciel en haut du plan volent les mouettes, narguant des hommes voués à être attirés par les airs mais destinés à la terre) à laquelle on pourra rattacher l'imagerie prométhéenne
- Le symbole de la spirale, fascination dans laquelle on plonge sans pouvoir en ressortir, synthétisant l'élévation jusqu'à la lumière et l'effondrement inévitable que cette élévation implique (symbole auquel on rattachera autant l'idée du phare que de la sirène)


Si Robert Eggers s'inscrit dans la tendance actuelle du cinéma horrifique que certains appellent post-horreur, difficile de ne pas l'opposer à cette manière d'intellectualiser la démarche jusqu'à l'étouffement qui a pu infecter pas mal de films de ce mouvement. À ce titre, on peut voir son dernier film comme l'antithèse totale de Midsommar sorti cette même année : esthétiquement (jour/nuit, couleurs vives/noir et blanc, longue durée/film resserré, modernité/passéisme), thématiquement (rapport à la communauté/isolement, féminité face à l'homme/masculinité face à l'absence de femme), mais aussi dans la simple manière de considérer son sujet et sa manière de l'aborder par le cinéma, les recherches de Aster aboutissant à un résultat anthropologique et duquel nous sommes de ce fait placés en tant qu’observateurs externes, tandis que Eggers semble chercher l'épure dans sa restitution d'une époque et de la mentalité de ceux qui y vivent afin de nous y placer au plus près. Par ailleurs, le traitement du traumatisme des deux personnages principaux au sein des deux films est révélateur de l'opposition de la démarche : entièrement montré et explicité dans Midsommar, il est bien plus laissé à l'interprétation dans The Lighthouse, et donc plus en phase avec une représentation du refoulement du traumatisme dans l'inconscient, pour une perception plus instinctive des troubles dû à son jaillissement progressif dans le domaine conscient. Un enjeu pourtant au cœur des deux films.


Les deux films sont enthousiasmants, mais Eggers affirme sa spécificité dans cette nouvelle vague du cinéma d'horreur, et démontre une maturité qui rendrait presque inquiet sur la suite de sa carrière, la marge d'évolution paraissant mince dans cette formule bien trouvée et déjà maîtrisée. Mais après tout, j'étais loin de penser après The Witch que son prochain film nous montrerait les meilleures blagues de pet vues au cinéma depuis longtemps. De quoi promettre quelques surprises.

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le 13 déc. 2019

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Mayeul TheLink

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