(Plus qu’une critique, j’ai eu envie de me lancer dans une sorte d’analyse de l’univers de The Lobster ; je m’abstiendrai dans la grande majorité du texte tout jugement de valeur. Ce texte s’adresse donc principalement aux personnes ayant vu le film et qui je l’espère, en comprendront mieux certains éléments. N’hésitez pas à contribuer à ma démarche dans les commentaires, si jamais vous n’êtes pas d’accord avec moi ou si vous trouvez que j’ai omis un aspect important de l’oeuvre.)


Quand la réceptionniste de l’hôtel demande à David quelle est son orientation sexuelle, ce dernier souhaite répondre « bisexuel », mais découvre que pour le fichier, il ne peut être que homosexuel ou hétérosexuel. David est bien embêté, et finit par répondre hétérosexuel.
Quand David demande des chaussures de taille 44,5, on lui rétorque que l’hôtel ne possède pas de taille intermédiaire. C’est soit 44, soit 45. David est là aussi bien embêté, mais finit par répondre 45.


Le futur dystopique que dépeint Yórgos Lánthimos dans The Lobster est donc régi par les absolus. C’est cette vision du futur que je me propose ici d’analyser, et d’en comprendre les ficelles. Un univers à la fois loufoque et froid, qui constitue à mon goût la plus grande réussite de ce film.
Dans cette société futuriste, les célibataires sont envoyés dans un hôtel pour y trouver une partenaire sous quarante-cinq jours, faute de quoi ils seront transformés en animal de leur choix. Nous partons donc d’un début de récit plutôt absurde, mais qui se révélera hautement symbolique par la suite.


J’aimerais, avant de poursuivre, revenir sur la définition de la dystopie, qui nous aidera à comprendre certains éléments de The Lobster.
Les oeuvres dystopiques se distinguent souvent par le contrôle de la population par un Etat tout puissant. Le meilleur exemple est à mon sens 1984, de Georges Orwell : l’état totalitaire (personnifié par la figure bien connue de Big Brother) surveille les pensées, endoctrine, supprime la langue… Tous ces effets ont pour finalité une population totalement asservie et qui ne se rend même plus compte de ce qu’elle a perdu. Et qui, même si elle s’en rendait compte, ne pourrait plus l’exprimer : l’état supprime en effet au fur et à mesure tout le vocabulaire qui pourrait servir un autre mode de pensée que le leur, donc forcément hérétique. C’est le principe du « novlangue ». : en maîtrisant le langage, on maîtrise aussi les esprits.


Contrôler les esprits est donc le but ultime des états des oeuvres dystopiques. Et nous allons voir que The Lobster n’échappe pas à la règle : ici, la société dicte aux hommes et aux femmes qu’ils doivent vivre en couple. Sinon, la sentence est radicale : ils sont transformés en l’animal de leur choix. On imagine alors aisément que l’interdiction du célibat est l’un des aspects de contrôle qu’a trouvé cette société dystopique.
Cette dernière s’est donc infiltrée par extension à l’un des aspects les importants de l’esprit de l’homme : l’amour. J’en viens alors à un point clé de cette analyse : la recherche du contrôle de l’amour comme on peut le voir dans The Lobster, c’est avant tout la victoire de l’état de droit sur l’état de nature. Le couple, c’est l’ordre. Le célibat, c’est le retour à la nature.


Ce combat entre le droit et la nature, on le retrouve bien souvent au cinéma. Dans les Westerns par exemple, où la conquête de l’ouest n’est en fait rien d’autre que la conquête des plaines sauvages par la société. Et s’il est quelque chose de sauvage qu’on ne pensait jamais contrôler, c’est bien l’amour (oh ça c’est beau). Pourtant, dans The Lobster, c’est en obligeant les gens à être en couple que paradoxalement la société détruit le concept d’amour : les personnages arpentant l’hôtel à la recherche d’un partenaire sont censés « tomber amoureux » mais ne font au final que chercher un partenaire « adéquat », qui leur ressemble. Les couples sont donc souvent basés sur des particularités de chacun. Si deux célibataires aiment le chant baroque, ils sont faits pour être ensemble (la directrice de l’hôtel et son mari). Si une jeune femme qui souffre de saignements de nez découvre que son prétendant a lui aussi le même problème, elle sera tout de suite beaucoup plus intéressée par lui. L’amour est ainsi réduit au seul fait d’avoir des points communs, qui permettront au couple de pouvoir vivre en société. Le réalisateur se révèle également très cynique dans sa vision du couple : en effet, dans l’hôtel, un couple en difficulté se verra attribuer un enfant, car bien souvent « ça règle les problèmes ».


Cet amour froid et superficiel est d’ailleurs dénoncé par les Solitaires lors de leur intrusion dans l’hôtel : ils montrent aux couples que leur relation est basée sur du faux, sur de l’égoïsme. Ainsi en démontrant le mensonge du couple, les Solitaires parviennent aussi à démontrer la vacuité de la société.


Cette peur du retour à la nature qu’instaure la société est cristallisée dans la punition donnée aux célibataires qui le restent : ils sont transformés en l’animal de leur choix. Ils perdent alors le droit même d’exister en tant qu’humain. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le choix majoritaire des célibataires se révèle être la transformation en chien. C’est après tout l’animal domestique par excellence (contrairement au chat, plus indépendant et libre): ce choix n’est donc pas totalement hasardeux. En souhaitant devenir un chien, les célibataires conservent la volonté de ne pas être totalement exclu de la vie en société. Et pourtant, l’ironie voudra que le nombre exorbitant de chiens les contraindra à errer dans la nature, sans foyer. Les chiens deviennent alors comme des loups : là aussi un retour à l’état sauvage. Et quand on parle de vrais loups dans le film (le récit d’un des personnages qui parle de sa mère devenue louve), c’est pour dire qu’ils sont dans un zoo : autrement la capture de l’état de nature par l’état de droit.


Passons maintenant aux différences entre la société dominante (personnifiée par l’hôtel et son administration) et les Solitaires, groupe anarchiste refusant de se soumettre aux règles de la société. Nous découvrons le fonctionnement des Solitaires dans la deuxième heure du film, qui contient quelques longueurs il est vrai, mais qui contient des éléments très intéressants pour le développement de l’univers. Les Solitaires interdisent toute relation amoureuse entre les membres du groupe : refuser l’idée de couple, c’est donc refuser le système. Les opposés se font donc légion entre les deux modes de vie.


Au sein de l’hôtel, on fait comprendre aux célibataires que pour vivre, on a besoin d’être à deux, de la même façon qu’on a besoin de ses deux mains : c’est pour cela que le premier exercice auquel doivent s’adonner les arrivants est d’avoir un bras attaché dans le dos. L’hôtel organise aussi des démonstrations montrant la nécessité d’être en couple (agression, malaise, etc.), les activités comme la danse se font à deux…
La masturbation, plaisir solitaire par excellence, est interdite. Elle est même punie, le fautif se voyant obligé d’introduire sa main dans un grille-pain ! Morale : il ne fallait pas se faire griller…


Chez les Solitaires, on retrouve logiquement l’exact contraire : tandis que la masturbation est permise, tout acte se pratiquant à deux est prohibé. Tout flirt est puni : on coupe les lèvres pour empêcher la récidive, de la même façon qu’on brûlait la main à l’hôtel. On retrouve même l’expression « l’amour rend aveugle », ici mise littéralement en pratique.
Le ton amer du film voudra que le personnage principal trouve l’amour, non pas dans l’hôtel qui fait tout pour, mais au contraire chez les Solitaires. Mais dans un cas comme dans l’autre, quand un véritable amour survient, il ne peut être vécu : David et la femme myope sont trop différents pour vivre ensemble en société, et trop proches pour les Solitaires. Le personnage du boiteux (interprété par Ben Whishaw) a montré que les individus étaient prêts à se faire du mal (ce dernier se fait saigner le nez continuellement pour plaire à une femme) pour pouvoir vivre en société. Ainsi, la dernière scène ouverte à l’interprétation ne l’est peut-être pas tant que ça : David, pour vivre son amour avec la femme myope (désormais aveugle) et même vivre tout court (en société), doit se crever les yeux. Acte horrible devant lequel se dresse l’autre choix : prendre la fuite et abandonner le droit de vivre en société, abandonner la femme aveugle qui l’attend patiemment sur la banquette du restaurant. Noir.

Lydra
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le 27 janv. 2016

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