Attention, contient de véritables spoilers.


Connaissez-vous la recette d'une bonne journée entre amis réussie? Cet événement ultime où tous nos proches sont rassemblés autour d'une bonne bouteille, au coin du feu, les grands débats y font rage, et la quasi-totalité des protagonistes sont totalement bousculés dans leurs croyances, dans leur foi, et ragequit la map en chialant et en faisant des roues arrières à moto. La petite cerise sur le gâteau : l'un d'eux décide même de quitter le monde des vivants. Oups.
Richard Schenkman, lui, s'y connaît bien et nous livre sa recette de façon brillante dans ce huis-clos qu'est "The Man from Earth". La voici.



  • En premier lieu, choisir l'événement le plus fun possible. Ici John Oldman (notre personnage principal et hôte de la soirée), professeur d'histoire à l'université de Trouducudamérik, propose une démission éclair et un déménagement surprise dans la foulée, sans en avertir les potos et collègues depuis une décennie, qui se retrouvent totalement incrédules à ramener des Monster Munch, des blinis au tarama et du Panaché pour un semblant de dépendaison de crémaillère. On acceptait aussi bien évidemment n'importe quel enterrement.


  • Ce qui nous amène au deuxième ingrédient : les invités. Ou "presque invités" dans le cas présent, puisqu'on apprend que John s'est tiré à l'anglaise (pas d'antisémitisme stp) d'une soirée d'adieux que ses collègues universitaires lui avaient préparé. Lui voulait la jouer Lucky Luke traçant la route dans le soleil couchant, eux se sont dit "Tiens go chez lui le cuisiner un peu. Soirée de ouf en vue."
    Bien entendu, il faut que les invités soient taillés pour la teuf. Voici le panel exemplaire : une bande d'universitaires habillés en gris et dont la dernière cuite remonte à 1884. Nous avons donc:


    • un prof de biologie extrêmement lourdingue qui porte un chapeau;

    • une prof d'histoire de l'art cul-béni avec une jupe longue et l'équivalent de tous les parapluies d'Angleterre dans le fondement;

    • un prof noir d'anthropologie avec une casquette et qui en fait 1000 fois trop;

    • un prof d'archéologie rebelle et cliché avec un blouson en cuir et qui se tape l'étudiante-pintade de base à peine majeure (et qu'il a cru bon de ramener à la nouba, en moto svp);

    • un vieux prof de psychologie avec une bonne stache-mou, dépressif car nouvellement veuf (ah ! on tient notre enterrement !);

    • une femelle pseudo-jolie avec une coupe au carré dont la seule utilité et de se pâmer devant notre Johnny. Honnêtement, à la fin du film personne ne se souvient ni de son nom, ni de sa fonction. Pas même les personnages.


Et hop ! Nous avons nos ingrédients de base. Voyons maintenant comme faire monter la sauce.


Une fois tous ces éléments rassemblés, prenez une maison en bois totalement isolée et quasiment vide (pas de soucis, les meubles restants partent dans l'aprèm) et mélangez-y vos personnages avec du whisky et un feu de cheminée. Bon, dis comme ça ça n'a pas l'air d'être une bonne idée, à moins de vouloir faire un remake de Backdraft. Bref.


Nous voici à l'instant crucial. L'étincelle qui va faire déborder le vase. Comment faire pour passer une excellente soirée auprès de gens tous experts dans un domaine des sciences humaines (science dure pour notre ami Lourdo le prof de bio) qui ont fait 78 ans d'études pour être à la pointe de la connaissance, et qui sont accessoirement tous mi-désemparés mi-tristes du départ subit de leur collègue/ami/victime/doberman? (Rayer la mention inutile.)
Réponse : effectuer une saillie digne de ce nom, dans la boue et en allemand, à toutes leurs disciplines en lâchant une petite bombe : John n'a pas 35 ans mais... 14000 ans ! Noooooo !
Et il déménage tous les 10 ans, quand les gens commencent à se rendre compte qu'il ne vieillit pas !
Enfin, faut quand même avouer qu'il tâte d'abord le terrain avec une habile histoire d'écriture de roman SF.


Mé tou nez que trompri.


Après avoir bien mélangé, gardez votre gros débat biolo-anthropo-archéo-géolo-théologiste à feu moyen pendant une fin d'après-midi + début de nuit. Et vous pourrez alors suivre l'évolution de votre ambiance de vos propres yeux.
A table et bon appétit.


Profitons-en pour rentrer un peu plus dans le sujet.


John Vieilhomme, après une courte mais compréhensible hésitation vu le profond malaise qu'il semble susciter, se décide : "Et si un homme du Paléolithique supérieur avait survécu jusqu'à notre époque? Il aurait l'air comment?"
"Plutôt fatigué" répond Lourdo. P'tain Lourdo, bois ton whisky et tais-toi stp.
John a quand même piqué la curiosité de nos petits profs cartésiens, qui jouent le jeu du scénar SF. Comment serait-ce possible? Serait-il toujours primitif? Aurait-il voté pour Nicolas Sarkozy en 2007?


"Hum hum...
- Oui Lourdo?
- Régénération parfaite des cellules du corps.
- Mais encore?
- Le corps humain semble avoir été conçu pour vivre 190 ans. Et regardez, les cellules du pancréas se régénèrent en 24 heures !
- Ok donc ton explication pour un homme de 14000 ans c'est qu'il aurait 190 ans et un corps constitué en pancréas?
- Euh... non mais j... euh...
- Ouais d'accord merci Lourdo la Picole, à la semaine prochaine."


Et là, Johnny se lâche : il a voyagé avec Christophe Colomb. Incompréhension dans l'assistance.
- "Je comprends pas, dit l'anthropologue, est-ce que c'est une blague?
- Non mais ta casquette l'est, mec fais un effort."


Trêve de mauvaise foi, je vous laisse découvrir les tenants et aboutissants de la conversation qui suivra. Johnny s'amusera à démonter une à une les idées préconçues de ses collègues. Non il n'est pas devin, il a tout appris en même temps que tout le monde, au fur et à mesure des progrès et de l'évolution des sociétés. Ce qui le différencie absolument de Jean-Kikoo, le gars au fond de la classe en CM1 et dont vous auriez juré avoir reconnu la voix lors d'un appel d'une société de télé-marketing.


Préhistoire, histoire, climatologie, géographie, philosophie, spiritualité, tout y passe. Quiconque aura des notions dans un ou plusieurs de ces domaines ne pourra résister à la curiosité d'écouter un homme qui a vécu ces 140 derniers siècles.
"Une réponse à chaque question!", s'excite l'archéo-thug, le bouc tout hérissé. Le premier à montrer des signes de faiblesse. Tu nous fais honte Artie.


Et parce que ni John ni les autres n'ont le moyen de prouver leur position, cela part très vite en "Siii je vous dis que c'est vrai!" -"N'importe quoi sale menteur bouh!" - "Maaaais arrêtez :'(" et donc tout le monde s'embrouille, évidemment.


Entre temps, l'arrivée de notre ami Will le prof de psycho suicidaire n'arrange rien.
- "Alors comme ça on est tout vieux tout fripé?
- Tu t'es vu p'tit c...
- Ou es-tu un vampire, John?
- ...Wut?
(Will sort son gun)
- Et maintenant tu vas faire quoi John?
- ...
- Bon allez, j'ai des copies à corriger, on s'emmerde ici oh ! @+"


Mais?! Qu'est-il arrivé au bon vieux Willy? Lui si gentil, si débonnaire?
Lourdo a la réponse :
- "Mary, sa femme, est décédée hier."
Stupeur.
- "Elle avait un cancer du pancréas.
- Attends attends, le même pancréas dont tu parlais tout à l'heure pour appuyer ton hypothèse sur l'immortalité?
- Euhm et bien...
- Merci beaucoup Lourdo, chapeau l'artiste."


Et bravo à John également pour son sens du timing. Il aurait pu garder son histoire comme discours pour l'enterrement, ça aurait fait classe.
Bref.


Disciple de Bouddha himself, John partira vers l'ouest pour répandre la bonne parole du gros goulu népalais et PAF! ça fait un Jésus Christ ! C'est là qu'on perd Edith, notre historienne de l'art préférée, dont la foi envers son seigneur est tout comme elle : inaliénable et impénétrable.
Attendez, wut? Un disciple de Bouddha qui devient Jizeuss Christ? Nous avons ici une référence très claire à L'Antéchrist de Nietzsche, car selon ce dernier, le catholicisme serait, à la base, directement issu des enseignements du bouddhisme mais aurait évolué au cours du temps ou un truc comme ça. Lisez-le. Ou Wikipédia.


Donc résumons : nous avons un déménagement+démission sans adieux, des profs de fac humiliés dans leurs connaissances, un homme dont on vient d'insulter la mort récente de sa femme et une pure catho à qui on annonce qu'elle vient de piquer le dernier blini au tarama sous le nez du vrai petit Jésus (et qu'il n'y a jamais eu de Rois Mages, nananèreuh!). Seul Casquette-man, professeur d'anthropologie, ne semble pas heurté et même y croit dur comme fer. Il est au summum de sa vie. Ah, et il y a Sandy, la femme inutile présentée plus haut, mais elle, elle ferait tout pour coucher avec John, cette gourgandine.
Bilan plutôt mitigé, l'ambiance aurait pu être pire.


Et là John décide d'annoncer que c'était une blague.


Éclatements de pleurs, cris, indignation, les dentiers volent en même temps que les derniers Monster Munch à travers la pièce. Ça y est enfin ! Il a réussi à dégoûter le dernier résistant qui quitte les lieux dépité en vociférant. Il est maintenant au bout de sa vie.


Le dernier? Non.
Will, Mr le psychopathe des cimetières, est encore en train de sortir de la maison (finalement niveau âge c'est lui le plus proche de John dans l'assemblée), pendant que John raconte à Sandy ses différentes identités passées. Et v'là-t-y pas que le vieux Will connaît bien l'une d'entre elles, car ce n'était ni plus ni moins que son père ! Qu'il n'a quasiment jamais connu (rappelons que John change de vie tous les 10 ans). Voyant le bouleversement de son ami - et finalement fiston - John se précipite sur lui pour enfoncer le clou et donner des infos intimes qui prouvent catégoriquement ses dires.


Il n'y a maintenant plus de place pour le doute : John disait vrai.
Et il n'y a maintenant plus d'air dans les poumons de Will, qui vient de faire une crise cardiaque. Véridique. Mais John et Sandy n'en sont pas trop choqués, ça va.
Il s'en vont tous les deux en pick-up et... THE END.


Trois choses à retenir de ce pavé :



  • Regardez ce film. C'est un conseil, car malgré quelques invraisemblances il permet une saine réflexion sur l'évolution de l'homme et son environnement, et surtout sur le regard que l'on porte sur le passé. Le très faible budget a permis à Richard Schenkman d'accoucher d'une oeuvre qui offre un point de vue différent et intéressant sur le genre de la science-fiction;


    • John est gentil mais éprouve un malin plaisir à engrosser d'honnêtes jeunes femmes, les quitter, et revenir travailler secrètement avec le fiston pour la déconne;


    • Point le plus important : heureusement que ce n'est pas Lourdo qui a hérité du pouvoir d'immortalité. Bordel on l'a échappé belle.


Arkeyn
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le 21 sept. 2015

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