A présent, réfléchissez, les miroirs !

Avec Only God forgives, Nicolas Winding Refn avait, brillamment, mis au point (et presque inventé) un cinéma dans lequel le scénario, assurément présent, était traduit non pas à travers le seul médium des mots, mais dans un langage, complexe, riche, marqué par la fusion des images, des sons, de la musique et des rares mots. Un langage propre au cinéma – ainsi parvenait-il, presque, au Graal des réalisateurs : toucher à un art enfin autonome.


Dans ce projet sans limites, l’agencement de tous ces éléments ne doit évidemment rien au hasard ; Le « récit », certes à peine événementiel, suit une ligne, sans doute très brisée, avec des ruptures, des leitmotivs, des accélérations et des pauses, une ligne qui tolère même l’improvisation, mais qui ne sacrifie jamais le scénario. Ce dernier demeure un élément essentiel du film, sauf à réduire celui-ci à un pur essai expérimental, finissant par tourner à vide.


Avec The Neon demon, Winding Refn en est presque arrivé à ce stade, celui du vide – et tous ses commentaires, ses interviews les plus récentes tendent à confirmer cette « évolution » irréversible et ampoulée – à l’image de cette signature assez immodeste et placée en amont du film et en très gros, WNR.


Il serait sans doute abusif de dire qu’il n’y a pas de scénario. Mais il y en a si peu, le fil est très ténu, et ce qui finit par émerger très confus : la beauté, certes, la beauté absolue, celle que l’artiste cherche à conquérir (l’univers de la mode, ici comme métaphore de celui du cinéma) mais qu’il ne peut approcher parce que la beauté est innée et le demeure. La singularité d’Elle Fanning (pas forcément exceptionnelle par ailleurs) tient précisément dans le caractère immédiat de cette beauté, alors que tous les modèles, refaits ou non, fabriqués par des créateurs finissent par tous se ressembler … Bref, tout cela ne va pas forcément très loin, et, extrapoler au-delà reviendrait sans doute à se fourvoyer, à apporter soi-même un pseudo essentiel dont rien ne permet de penser qu’il soit vraiment dans le film.


Nicolas Winding Refn peut alors déployer toutes les figures stylistiques, personnelles, brillantes assurément (mais à mon sens moins belles que dans ses précédents essais) – des recherches de symétrie parfaite dans des décors aussi impressionnants que kitsch (l’esthétique de la pub et de la mode convient certes au thème abordé) à la manière de Kubrick, des longues plages monochromes, en bleus profonds, en rouges saturés, comme des taches aussi, explosant dans la dominante souvent bleutée, plus surprenants, des blanc électriques, ou encore des leitmotivs violents, des plongées au-delà de portes, d’ouvertures très sombres, à la façon de Lynch à présent.


En réalité, il ne s’agit sans doute pas de références, mais simplement de traits esthétiques partagés. On pourrait d’ailleurs s’amuser à multiplier, et très vainement, les pseudos références (j’ai même cru voir une citation d’American beauty, ce qui d’ailleurs ne serait pas du tout, absurde.) Le film tourne même à l’expérimentation pure, avec des images plus que rapides qui sortent du noir pour revenir de façon très saccadée, ou des motifs très abstraits (dont je préfère considérer qu’ils ne sont qu’abstraits, plutôt que d’y voir des symboles démoniaques, quoi qu’ait pu en dire Winding Refn lui-même).


Au reste l’interprétation récurrent du film à travers une évolution du personnage, de l’innocence initiale à des tendances démoniaques ne me semble pas du tout évidente. Ce qui l’est sans doute davantage, c’est une espèce de relecture des contes traditionnels, dans une version évidemment très sombre, Blanche-Neige d’abord avec son jeu permanent face aux miroirs (Miroir, mon beau miroir …), le plus souvent brisés, la Belle au bois dormant, avec son grand palais, avec le baiser du prince, très détourné et très morbide, ou Cendrillon, avec la marâtre (mais amoureuse), les deux sœurs, au-delà de la jalousie, et les hommes, presque inutiles, qui transforment en vain les carrosses en citrouilles ; la beauté est au-delà. De même les références au giallo (assez ratées car trop décalées par rapport au film et mal insérées), au vampirisme (l’ouverture du film, le quasi baiser du photographe) finissant par tourner au gore, tout cela est brillant sans doute, mais presque exclusivement décoratif et finit par lasser.


La complexité, la profondeur du film ne sont sans doute qu’apparentes – l’illusion venant de la forme, alors même que la forme était au contraire totalement signifiante dans son film précédent. L’organisation de The Neon demon est même relativement simple : presque (certes) classique dans un premier temps, avec Elle au milieu des hommes, tous subjugués par sa beauté, mais sans aller au-delà, tous défaillants en fait, du petit ami naïf au tenancier du motel psychopathique (et particulièrement mal interprété par Keanu Reeves), du photographe au couturier, dans des genres complémentaires et à peine caricaturaux (l’autorité de l’artiste Vs sa mondanité), perdus du côté de leur égo. La quête de la beauté demeure dès lors une affaire de femmes, qui finissent par occuper tout l’espace du film (


mais à la fin, il en manque une


), totalement habitées par le désir, celui de la possession jusqu’à l’indigestion, de la beauté absolue.


Il ne me semble pas utile de poursuivre « l’analyse » au-delà, sauf à prendre le risque de ne trouver que ce que j’aurais moi-même apporté. L’œuvre est expérimentale, assurément – mais le risque à présent est qu’elle ne soit plus qu’expérimentale.

pphf
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le 12 juin 2016

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