Il y a eu "Drive". Un petit phénomène qui a très bien marché de par chez nous, qui a révélé Ryan Gosling et sa tête de beau gosse un peu mélancolique à la face du monde. Tout le monde n'a pas aimé ce film, le public n'étant pas forcément habitué à une telle esthétique de la violence et à un film où le protagoniste cause si peu et où tout passe par les gestes, les regards... Mais en tout cas, beaucoup de monde a aimé Gosling. Pourtant, il avait joué dans d'autres choses, dont "Blue Valentine", film sur le couple, l'installation d'une routine et les tentatives infructueuses de le sauver, réalisé par Derek Cianfrance, celui-là même qui a réalisé "The Place Beyond the Pines".

"Blue Valentine", sorti sur le tard chez nous, avait aussi rencontré un petit succès, que ce soit en terme d'audience ou d'estime. Et là aussi, Ryan Gosling y faisait beaucoup, même si le duo avec Michelle Williams était plus équilibré que sa présence quasi-hypnotique dans "Drive". J'avais moi aussi beaucoup accroché à ce drame sentimental que je trouvais plein de retenue, sensible sans tomber dans le mièvre, vraiment touchant. Du coup, à l'annonce de "The Place Beyond the Pines", où on nous parle de Gosling en motard tatoué, j'ai été intrigué et plutôt enthousiaste, me demandant ce que Cianfrance ferait de cet acteur alors passé par "Drive", film tournant dans sa carrière, sans nul doute. Il semblait lui avoir donné un rôle un peu similaire, et je me demandais où allait être la touche "Cianfrance", la personnalité du réalisateur qui n'allait probablement ne faire que capitaliser sur le passage de Gosling dans le film de Refn.

En effet, dans "The Place...", Gosling, s'il entretient des similitudes avec son personnage de "Drive", c'est surtout par son jeu d'acteur, qui évolue peu, on pourrait lui reprocher de ne pas se renouveler, avec un jeu minimaliste où tout ou presque passe par le regard. De mon côté, je trouve ça suffisant, il arrive, durant la première heure, à réellement captiver et électriser l'écran par ce jeu tout en subtilité, sans en faire trop. Il est, là encore, un personnage qui peut être un gros dur, mais qui n'est pas simplement un vilain pas beau, le spectateur s'attache à lui, et pas seulement parce que c'est Gosling et qu'il est beau (ça joue, OK), mais aussi parce qu'il est bien écrit et pas trop manichéen. Il faut avouer que la première scène permet déjà se cerner le personnage, lors d'un plan-séquence très réussi qui ouvre le bal, avec un Luke qui, dès le début, est placé face au public (double : le spectateur et les figurants de la fête foraine) mais terriblement seul une fois enfermé dans sa cage où il tourbillonne dans une forme de chaos. Un double visage qui se retrouve tout au long de son segment, à la fois quelqu'un qui veut se montrer aux autres, ne pas se laisser mépriser mais montrer qu'il vaut quelque chose, et d'un autre côté un homme un peu perdu qui ne sait pas bien où il en est, comment il est arrivé là et vers où il va. On retrouve, comme dans "Drive", quelques scènes de violence abrupte, instantanée, qui vient sans vraiment prévenir. Et puis voilà Luke sort du film, Ryan Gosling et sa présence hypnotique aussi, et ça se ressent.

Si la première partie du film est donc assez bonne, avec ses scènes de braquage filmées de façon honnête, ses plans où Luke fait de la moto seul au milieu de la forêt (on est loin de la scène de moto de "The Master", où Phoenix vit par là une forme de liberté qui n'est pas accordée à Luke), elle brille donc surtout par son acteur principal, le fond étant lui plus banal, on y retrouve par ailleurs le thème de "Blue Valentine" avec l'enfant qui va pâtir du départ du père mais un couple qui ne peut se reformer. Les hold-ups mis en place par le duo avant que Luke ne s'y adonne seul ne sont pas sans faire penser à "Breaking Bad", où Walt décide, pour aider sa famille (enfin, à la base), de tomber dans le crime, même si ce n'est pas son envie de départ, il sacrifie sa liberté dans l'espoir d'un retour à une situation d'équilibre, qui semble, dans "Breaking Bad" comme ici, inaccessible du moment qu'on dépasse un certain point de rupture. Mais voilà, la première partie dure une heure et contient déjà quelques longueurs et un fond un peu simpliste. Le film dure deux heure vingt. Il se décline en trois parties dont les deux dernières contiennent encore plus de longueurs que la première, où Gosling n'est plus là avec son regard dans le vague pour nous attirer. Bradley Cooper, Eva Mendes, et de façon générale l'ensemble du casting, tiennent la route. Ils font le job, ni plus, ni moins.

La deuxième partie s'engouffre dans une espèce de chronique eastwoodienne sur une police et un pouvoir corrompu, où un homme qui voudrait (mais c'est aussi - surtout ? - par ambition) remettre de l'ordre se retrouve confronté à des pourris à toutes les strates, que ce soit de façon active ou passive. Dégouté par ce système, Avery l'est peut-être, dès la perquisition chez l'ex-femme de Luke, mais c'est aussi le premier à en profiter, en utilisant les rouages de cette même société. Il y a quelque chose de "L.A. Confidential" dans cette partie du film, terriblement banale et sans doute la moins intéressante du film, mais qui permet une (longue) transition vers la dernière partie.

Celle-ci, plus intéressante que la seconde, reste un sacré cran en-dessous du début du film. Malgré quelques fulgurances (les plans où Jason, sur la même route que son père, trace sa route en vélo, par un effet de mimétisme), l'ensemble de meure bien terne, que ce soit dans la relation des deux ados, dans celle de A.J. avec son père (lui aussi, à un niveau différent de Jason, est plus ou moins laissé sans père), dans la façon dont le père laisse tout faire du moment que sa campagne fonctionne ou dans son comportement vis à vis de Jason, rien ne brille vraiment, tout est effleuré sans que Cianfrance n'exploite réellement aucune des pistes.

Mais surtout, le fond est assez nauséabond. Il présente une forme de déterminisme social où le fils de Luke, malgré des parents présents qui semblent vivre correctement, ne peut sortir de l'ombre de son père et tombe nécessairement dans le même monde, sans espoir d'ascension sociale, tandis qu'A. J., tout sale gosse qu'il est, est promis à un avenir brillant. Le phénomène de reproduction sociale n'est pas un leurre, Bourdieu l'a bien démontré (même s'il est à nuancer), mais, comme dans "Le ruban blanc", prédestiner une génération de par le comportement de ses aînés est quelque chose que je rejette et regrette.

Une lueur d'espoir qui relativise néanmoins mes propos : le film s'achève sur Jason qui, à bord de sa moto (toujours l'ombre du père...), semble fuir ce passé (mais en le chevauchant...) et trouver, peut-être, une forme de liberté. Les paroles du titre de Bon Iver ("The Wolves", magnifique par ailleurs, et qui finit très bien le film) l'accompagnent en forme de prophétie et d'espérance ("What might have been lost"), et malgré une enfance qui semblait ne promettre aucun futur, le déterminisme semble s'écarter pour laisser à Jason le pouvoir de remonter la pente.

Créée

le 26 mars 2013

Critique lue 442 fois

5 j'aime

Flavien M

Écrit par

Critique lue 442 fois

5

D'autres avis sur The Place Beyond the Pines

The Place Beyond the Pines
Gand-Alf
8

Au nom du père.

C'est con comme un mauvais résumé peut vous faire passer à côté d'un bon film. A sa sortie, les journaux avaient plus ou moins vendu le nouveau film de Derek Cianfrance comme un "Drive" à moto,...

le 12 sept. 2013

86 j'aime

2

The Place Beyond the Pines
cloneweb
4

Critique de The Place Beyond the Pines par cloneweb

Un an avant la sortie de Drive, le réalisateur et scénariste Derek Cianfrance faisant tourner Ryan Gosling face à Michelle Williams dans Blue Valentine, film que Jean-Victor décrivait à l'époque...

le 14 mars 2013

61 j'aime

6

The Place Beyond the Pines
SanFelice
7

Pères sévères

Je continue mon exploration du cinéma de 2013, en profitant pour combler mes lacunes du moment. Après des films plutôt décevants, me voici donc lancé à la conquête de The Place beyond the pines. Au...

le 21 nov. 2013

56 j'aime

1

Du même critique

Forever Changes
Flavinours
9

1967, l'année qui tue

Y'a des années comme ça. On sait pas trop pourquoi mais elles accumulent les bons albums ou ceux qui marquent l'histoire de la musique, alors que d'autres sont nettement moins prolifiques. En 1967,...

le 11 août 2012

20 j'aime

1

Blackfish
Flavinours
8

Le Maillon Faible.

Critique publiée sur Kultur & Konfitur. Tombé dessus par hasard entre deux matchs de la coupe du monde 2014, ça a sévèrement entamé mon moral pour regarder le deuxième match. On s'attend à un...

le 29 juin 2014

16 j'aime

Reigns
Flavinours
7

Reigning Blood

Critique publiée sur Kultur & Konfitur. Me voilà roi. Premier de ma lignée, le peuple attend beaucoup de moi, déçu par la tyrannique dynastie m’ayant précédé. Leurs demandes sont parfois...

le 17 sept. 2016

13 j'aime