The Player
7.3
The Player

Film de Robert Altman (1992)

Chacun le sait, qui aime bien châtie bien. Peut-être parce qu’il était en quasi disgrâce auprès du public depuis plus de dix ans, peut-être parce qu’on a voulu le pousser à une retraite un peu trop anticipée, le vieux Bob n'y est pas allé avec le dos de la cuillère. Le retour à Hollywood du père de Nashville après sa longue traversée du désert fut fracassant, et même si l'on n'oublie pas que la Mecque du cinéma est la championne toutes catégories de l'autodérision, on ne peut que rester stupéfait par tant de férocité jubilante. Exclu du système pour n'être pas un money maker, Altman prend sa revanche, revient sur l’endroit de ses crimes, en dresse un état des lieux et ne fait pas de détail. C'est l'artiste contre les marchands. The Player raconte l'aventure totalement amorale d'un jeune loup arrogant auquel Tim Robbins, faussement bonhomme et vraiment pourri, apporte une présence assez géniale : tout au long du film, il sculpte patiemment son drôle de minois, comme on travaille l’argile, pour finalement exprimer avec un cynisme parfait le plus infâme contentement de soi. Le sinistre Griffin Mill n’a pas d’amis, que des contacts et des victimes. L’ambition et la parano de cet executive producer le conduisent à liquider physiquement un scénariste qu'il croit être un maître chanteur, avant de s’apercevoir qu’il a fait erreur sur la personne. Tout en évinçant, par un de ces coups tordus dont il a le secret, un collègue qui risquait de lui faire de l'ombre, il séduit la petite amie du type qu'il a refroidi, déjoue avec maestria les soupçons de la police, épouse sans remords la belle veuve de sa victime, prend du galon dans l'état-major de sa firme et savoure sa victoire en attendant un heureux événement. Happy end.


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L’introduction du film est si stimulante que l’on sait, à la découverte, qu’on pourra la revoir en boucle sans se lasser. Elle organise le ballet impitoyable de toutes les têtes de Turc que, deux heures durant, le cinéaste va méthodiquement flinguer. Elle présente cash, en plus d’une scénographie complexe et d’une foule de personnages, le concept figural essentiel d’une œuvre dont l’architecture repose entièrement sur la duplication, le reflet, les jeux de miroir et la mise en abyme. Pendant ce plan-séquence de près de dix minutes, la caméra, toujours mobile à l’exception de deux pauses à une fenêtre où l’on voit que se discutent de farfelues propositions de niveau Z, quadrille le champ intérieur et extérieur d’un studio en papillonnant entre les divers employés ou visiteurs. On suit notamment, et fort justement, deux connaisseurs engagés dans un débat animé sur les qualités respectives de quelques-uns des plans-séquences les plus fameux de l’histoire, et regrettant leur disparition au profit d’un format beaucoup plus consensuel. Allusion aux spectateurs éclairés évidemment, mais au-delà de la private joke et de la gageure technique, la conjonction entre l’option formelle et la teneur du dialogue désigne déjà le principe sur lequel se construit toute l’entreprise. Car en faisant un film "sur" Hollywood, Robert Altman entretient une confusion systématique entre l'anecdote fournie par le scénario et celle des productions dont, à l'intérieur même de l’intrigue, il est continuellement question. La tendance au pirandellisme est davantage la règle que l'exception dans la réflexion autoréférentielle, mais l’auteur en décline ici une variété bien particulière. Il joue avec le spectateur, son rapport au cinéma et à ses conventions. L’amalgame est l'effet d'une stratégie qui consiste à installer des situations, décrire des comportements qu'un fort "effet de réel" rend vraisemblables, alors qu'ils ne sont en fait que de vénérables stéréotypes tirés du manuel du parfait petit scénariste. Le cinéma hollywoodien, dit Altman, même s’il revêt des dehors plus réalistes, ne fait que reprendre les schémas du passé.


Sa diatribe contre la politique des néo-studios, particulièrement jouissive, rassemble tous les ingrédients connus de la contestation-maison : rivalités, mesquineries, scénaristes-créateurs contre producteurs-nababs, forcément incultes, stupides et uniquement préoccupés d'audience. Un sujet que l'on ne peut pas résumer en un pitch de vingt-cinq mots ou cinq minutes chrono est hors-normes, inacceptable : comment pourrait-il séduire un minimum — il faut entendre un "maximum" — de spectateurs ? Bien plus qu'une quelconque élucubration personnelle et risquée, il vaut cent fois mieux proposer Le Lauréat un quart de siècle plus tard ou Ghostbusters meet Pretty Woman : au moins l'interlocuteur sait de quoi il parle et sur quoi fonder son jugement. Après les charters de projets ubuesques accouchés par la machinerie hollywoodienne, après tous ces Alien vs Predator et autres Sex Academy 23 déjà sortis ou à venir, on mesure à quel point la réalité a fini par rattraper la fiction. Les coups de patte, de griffe, de dent fusent dans tous les coins, cinglants, parfaitement ajustés. Des gros financiers aux secrétaires (chacun arc-bouté sur son levier de pouvoir), de l'usage meurtrier des téléphones au moule dans lequel doivent s'inscrire les projets, des avocats-Mabuse aux petits génies interchangeables en passant par les systèmes de sécurité et les mondanités perfides, tout y passe. La désopilante galerie de masques torves et de têtes à claques n’épargne rien ni personne : même les plus puristes finissent par se laissent soudoyer. Mais ce qui semble et se veut dénonciation, façon seventies, se confond avec la dérision, la parodie, la connivence. Car si Altman règle ses comptes avec Hollywood et avec son public — chacun n'est préoccupé que de ce qui plaira à ce dernier —, c'est en multipliant les clins d’œil à l'un comme à l'autre.


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La présence ça et là dans le filet d'un véritable escadron de vedettes d’hier ou d’aujourd'hui (soixante-sept, paraît-il, si l’on compte bien), pour jouer, dans les restaurants où ils déjeunent, les parties qu'ils fréquentent, les studios où ils travaillent, leur propre identité, est une réjouissante surprise et un agréable jeu de piste pour la midinette qui sommeille (si peu) dans le cœur de tout cinéphile. Hollywood veut des stars : Altman lui en donne et les mouille jusqu'au cou dans son pamphlet vengeur. Ici tous les personnages passent leur temps à (se) raconter des histoires, à recycler des synopsis rassis (qu'ils croient ou feignent de croire originaux), et l'intrigue de thriller qui sert de fil conducteur n'échappe pas elle-même à ce schéma. Les affiches de vieux films qui décorent les murs du bureau de Mill en offrent une ironique et muette observation, qu'il s'agisse de polars ou de mélos obscurs des années trente-quarante ou du remake de M le Maudit par Joseph Losey. Altman pousse l'habileté, la malignité et la roublardise (sans connotation péjorative) jusqu'à se prendre lui-même pour cible : un nouveau maître chanteur propose au héros l'histoire d'un producteur tuant un scénariste qui le faisait chanter (du moins le croyait-il) mais finissant par échapper aux recherches de la police : sa propre histoire dans le film. Et ce futur succès s'intitulera, évidemment, The Player. La spirale est infernale, et le script si merveilleusement bouclé qu'il est impossible de ne pas se prendre avec délectation les yeux dans le piège tendu. Les exigences de la caricature n'exagèrent qu'à peine le processus de corruption par la formule, les clichés, les garde-fous commerciaux auxquels sont soumis tant de projets devenus industriels par la seule loi du guichet. Hollywood est capable de faire feu de tout bois, y compris de celui de son propre cercueil, pourvu que ça rapporte.


Le narcissisme en ce lieu s'appelle aussi la haine de soi. De Sunset Boulevard aux Ensorcelés, d’Une Étoile est née à Barton Fink, le monde du showbiz américain a toujours adoré investir des millions de dollars pour cracher dans la soupe et mettre somptueusement en scène son arrogance. L’ intrusion du réel dans le récit, si elle a pour but et effet premier un renforcement de l'authenticité, obtient aussi le curieux effet secondaire de miner le réalisme de l'intérieur, dans la mesure où il accentue l'impression d'un monde artificiel et entièrement fermé sur lui-même. Le procédé fait prendre conscience qu'une vedette à l'écran ne peut vraiment être "elle-même", ne peut être qu'une vedette jouant un rôle, même s'il s'agit de sa propre identité. Les stars appartiennent, qu'on le veuille ou non, et irrémédiablement, au monde de la fiction. Ne faisant que passer dans celle de The Player, elles ont l'air vacant, sous-employé, et semblent attendre qu'on leur distribue un "vrai" rôle. Rien de plus logique, dès lors, à ce que Mill tombe amoureux de June en l’observant répondre au coup de téléphone qu’il lui donne à l’aide de son appareil portatif, tandis qu’il se dissimule, dans la nuit, derrière sa fenêtre. Formidable charge contre le voyeurisme pathétique de l’Homo Hollywoodus, qui ne peut éprouver de vrais sentiments que s’ils sont mis en scène : la fenêtre de la jeune femme devenant une pure métaphore de l’écran sur lequel il la voit pour la première fois comme une star.


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L'identité même est un concept ambigu et instable dans un film où l'erreur sur la personne sert à la fois d'argument principal et de motif secondaire (dès la séquence d'ouverture, une jeune femme est prise pour Rebecca De Mornay, "en mieux" précise l'auteur de la méprise une fois détrompé, et Alan Rudolph pour Martin Scorsese). On retrouve par ce biais un thème récurrent d'une œuvre où l'incertitude sur le soi peut à la limite conduire à l'interchangeabilité. Selon Altman, rien d'original ne saurait désormais se concevoir à Hollywood (et son film-même suffirait à convaincre du contraire, même s’il constitue une exception particulière qui peut sembler confirmer la règle). Lorsqu'un réalisateur intègre et passionné (et comme par hasard étranger — britannique) propose un sujet sans compromissions, reflet, affirme-t-il, de la réalité, de la vie même, et qu'il tient à tourner sans vedettes, son baratin est si séduisant qu'on oublierait presque que l'argument mélodramatique qu'il expose sort tout droit d'une série B des années trente. L'executive qui cherche à supplanter Mill à la tête de son département (et dont l'une des idées novatrices est l'élimination pure et simple des scénaristes) s'emballe, lui, pour le projet... Et l'habeas corpus originellement écrit pour ce film-miracle sera modifié à la suite de previews décevantes, ce qui vaut un ahurissant dénouement où l'héroïne (Julia Roberts, bien sûr) est sauvée in extremis de l'exécution par le procureur (Bruce Willis, évidemment) qui a requis contre elle mais qui l'aime (!), faisant irruption dans la chambre à gaz l’arme au poing et à la dernière seconde. Diabolique à souhait, Altman se fait un devoir de déclamer par l’intermédiaire de son anti-héros la sacro-sainte recette qui doit permettre à un film de marcher : du rire, de la violence, de l’amour, de l’espoir, de la nudité, du sexe, et une fin heureuse. Sans complexes, il pimente donc ironiquement le sien de tous ces ingrédients. Peut-être souhaitait-il par son forfait se faire haïr de ses pairs, mais en réussissant son coup et en remplissant les caisses des studios, il en est devenu le héros. Malheur au gagnant !


Satire, donc, mais bien plus que cela : en relatant la folie quotidienne qui règne dans la Babylone du cinéma, en réfléchissant de façon déformante un microcosme gangrené par l’avidité et la subornation, en épinglant sa faune bigarrée, sa vanité, son culte de l’apparence, Altman affirme que la question de savoir si c’est la vie qui imite l’art ou si c’est l’art qui imite la vie ne signifie plus rien. Il ne se présente pas de l’extérieur comme un spectateur étranger à l’affaire mais comme un serviteur de l’usine à rêves à qui en fin de comptes personne n’échappe. Polar corsé à l’acide, ce jeu de massacre décapant et corrosif renvoie faux créateurs et faux vrais chefs d’œuvre à leur incommensurable vacuité. Pas l’un pour rattraper l’autre, et pourtant... Une fille au rôle incertain, quelque chose comme une troisième assistante sort en courant (le fameux plan initial) porter Dieu sait quel dossier ; la caméra l'a vite quittée pour accueillir quelqu’un de plus grande importance dans la fiction mais on la retrouve à la fin, désespérée et en pleurs. Son ami l'a jetée, son chef l'a virée. Elle était de ces maladroits qui répondent au téléphone que le patron est en retard (il faut toujours dire "en réunion"), elle est capable d'arracher des droits d'auteurs à Tom Wolfe, de s'enthousiasmer pour un scénario courageux, comme de s'indigner quand on le châtre. Pour ce minuscule personnage à la Capra, vomi par le système mais resté intègre, on résiste au mépris tous azimuts que pourrait inspirer ce monde et qui, concentrant toutes les saloperies imaginables, semble presque résumer l'ignominie non résistible de l'humanité. Et c’est pourquoi, au lieu de sortir du film plein d’un dépit sans retour ou d’un cynisme sans rémission, on en sort au contraire ébloui et ragaillardi.


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Thaddeus
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le 4 juil. 2012

Modifiée

le 13 nov. 2014

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