Qu’attendons-nous du cinéma ? Seraient-ce des émotions ? Une émotion ? Le frisson idéalisé, le souffle coupé, les larmes précieuses qui découlent d’un sentiment jugé pur, peut-être ? Ou alors Recherchons-nous la beauté à travers l’image, la délicatesse de son texte quoiqu’avec une certaine attente, une idée qui nous est glissée, au mieux chuchotée, au pire trop discrète ? Le cinéma est certainement l’art le plus consommateur d’émotions. Le cinéma est vorace de désirs ! Une sorte de fabrique d’antan où la somme des désirs, des plus enfouis aux plus fantasmés, viendrait créer une atmosphère, une force invisible à l’échelle d’un regard. Le cinéma subjugue, non seulement par son mouvement mais également en suscitant tous les sens humains. Dans le champ, la vue (ou le visionnage), l’écoute, la musique, notre musique. Et en hors-champ, une constellation de sens vient se défragmenter au plus profond de nous. Il y a là une puissance a priori inconnue qu’on ne pourrait jauger mais dont on sent la présence. Une force quasiment imperceptible qui nous soulève et nous transporte. Elle va du non visible, au visible. Un médium ?! Peut-on toucher le cinéma, du moins avec l’outil cinématographique ? Peut-on le goûter, le sentir, le renifler ? Larry Clark a son idée dans The Smell of Us, son dernier long-métrage.

Alors que les premières minutes avancent, la salle se vide déjà. Quelques personnes fort mécontentes d’avoir acheté leur place pour « voir cette daube », se disent outrées, gesticulent et grognent une dernière fois avant de s’en aller. Et serions-nous tentés de les suivre tant le film semble être pourvu de beaucoup de défauts - criards ! Ici, aucune étude du beau, aucun effet de style, à part quelques ralentis et des essais de prises de vue intéressantes sinon déstabilisantes. Il n’y a pas, non plus, de scènes qui surprennent par leur maitrise ou par leur sens précis. Car il n’est pas question de cela dans The Smell of Us. Non. Continuons encore. Blasphème ?! Le montage semble inachevé, désorganisé, les scènes n’ont ni queue ni tête et l’absence d’un réel scénario se fait sentir. La question paraît alors évidente : Pourquoi continuer de regarder un film qui semble ne comporter aucune qualité véritable et manifeste ? Comment se fait-ce que l’œil soit subjugué par quelque chose qui n’est pas vu? Les minutes défilent et l’embryon se dégage. Il est question d’odeur. Son titre l’indique, c’est pas con.

Larry Clark a compris une chose à travers sa filmographie et notamment depuis Kids. Et elle se traduit par une mue dans The Smell Of Us, par un arôme, plus exactement. En s’emparant du Palais de Tokyo et du Trocadéro de Paris, le cinéaste est allé filmer de jeunes skateurs qui se prostituent et qui jouissent ensemble dans un concert bordélique où se conjuguent musique minimale, exhibitions sur chatroulette et tournages improvisés de pornos dans la rue où des adolescents s’improvisent tantôt hardeurs, tantôt putes. Si le film peut manquer de tact, il ne manque en aucun de consistance car The Smell Of Us est tout sauf un film raté, une action réduite à néant concédée sur l’autel du soit disant « bon goût ». A mi-chemin entre film expérimental et quête des sens, Larry Clark essaime son geste à travers ses prises de vue différentes rendant son montage presque discursif, comme s’il fallait poursuivre cette recherche du non-beau pour apporter une logique dans son film. Le cinéaste égrène la vie de ses personnages quasi-secondaires pour mieux se concentrer sur le sujet immanent de l’œuvre : la jeunesse à la recherche de soi.

Le film est d’ailleurs monté comme un jeune paumé : il est déstructuré, il cherche des icônes, des symboles accessibles, voire cool. Et le film choque aux premiers abords. Nul doute que le réel soit dissipé à grand coup de tournages de clip morbides parce que la jeunesse fait abstraction de tous ces codes, de tous ces principes, de ce rapport au réel qu’ont les adultes. Plus étonnant encore, alors, de considérer The Smell Of Us comme une œuvre mature. Du haut de ses 88 minutes, le film détonne et soulève l’émotion par un geste infime, sobre, sédimenté sous toute la crasse de l’image. Ce geste, c’est la volonté d’incarner une émotion incisive, qui soit révélée sans détour. Larry Clark ne veut pas révéler de belle émotion, de pure émotion (que ce pléonasme est grotesque) ou ni de sentiment miséricordieux ; il veut seulement, grâce à l’énergie qui se dégage par l’odeur et par l’expérience sensorielle des corps, insuffler la vie dans son sujet. C’est indéniablement cette conviction qui fait de The Smell Of Us une œuvre foutraque, sensuelle si réussie.
Monsieur_Biche
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le 20 janv. 2015

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