Suite à ma haine grandissante pour les films de Rob Reiner, je n'ai jamais revu A Few Good Men (Des hommes d'honneur en français) depuis de nombreuses années - et les hasards ne forçant pas les circonstances, je ne le reverrai pas de sitôt. Il est étrange, cependant, que je ne me rappelle pas si le script porte les marques distinctives de ce que David Fincher nomme "sorkinesque". Je suis certain qu'il fait référence à la méthode du scénariste en question de mêler du neuf à du vieux, en l'occurrence dans sa manie de mêler conversations badines et exposition scénaristique se reposant moins sur de la tournure de phrase mignonne (le style propulsé par Joss Whedon, l'un des rares pouvant l'employer admirablement) ou la poésie restrainte de Paddy Chayefsky, que sur la suggestion que tout espace professionnel se trouvant sous le soleil se meut à 1,8x la vitesse normale, et que tout le monde s'est déjà rencontré et a déjà été briefé sur tout. L'échange "sorkinesque" typique ressemblerait un peu à ceci :

(en retard pour la conférence sur les nouvelles formes de cuisine moléculaire, George et Martha marchent vraiment très très vite mais sans faire muer cette marche en course)

(tous les deux parlent aussi vite qu'ils marchent, dans un ton figé quasi monotone à la fois érudit et sans prétention, intrisèquement auto-dépréciatif mais avec une absolue confiance en soi ; il y a tout juste ce qu'il faut en différence de ton pour donner à leur conversation une qualité musicale, si par musicale nous parlons de Philip Glass)

Martha : Je ne sais pas si je suis suffisamment compétente pour être la présidente.
George : mes sous-vêtements me grattent, j'ai des places pour le ballet, et il y a une chauve-souris qui s'est coincée dans les conduits de ventilation. Simon a appelé pour dire qu'il n'a pas parlé à Kim depuis six jours.
Martha : Je croyais que les chauve-souris étaient une espèce disparue. Six jours ?
George : Six jours. Apparemment elle a acheté un billet d'avion pour Newark et puis a pris le train en portant un costume de clown. Et les chauve-souris sont en danger critique, pas éteintes.
Martha : Il y a une différence ?
George : Ouais, en danger critique est une désignation officielle par l'Union Internationale pour la Conservation de la Nature. Eteintes veut dire qu'elles... ne sont plus autour de nous. Et, Martha ?

(Ils ont rejoint la porte d'entrée, et s'arrêtent)

Martha : Oui ?
George: Tu es suffisamment compétente. Pour être la présidente. Et je suis amoureux de toi.
Martha : Tu devrais probablement utiliser une autre lessive.
George : Excuse-moi ?
Martha : Tes sous-vêtements, tu te plaignais qu'ils te grattent.

Les bienfaits de l'esthétique scénaristique de Sorkin, quand elle se trouve à pleine puissance, sont évidents et considérables. Les enjeux, motivations, explications et ainsi de suite sont tous délivrés dans une immédiateté quasi absurde, telles des cartes d'un jeu mélangé distribué à grande vitesse, ce qui ne dissout pas tant la franchise de son exposition qu'un alibi plutôt solide lui est donné : autant dire qu'il semblait être la voix idéale pour Mark Zuckerberg, dans la mesure où le film le dépeint comme un petit prodige proche de l'autisme. Il faut l'admettre, c'est une opération brillante : Aaron Sorkin vous fait sentir aussi intelligent que ses personnages, mais pas d'une manière qui vous ferait suspecter qu'il vous caresse dans le sens du poil,et suggère en plus de cela un monde où tout le monde est naturellement, négligemment drôle mais sans (s'ils sont sympathiques) désinvolture, et où personne n'est suffisamment détestable au point de ne pas avoir un one-liner fignolé, authentiquement sorkinesque.

Son collaborateur, également pourvoyeur de génie-en-toute-mesure, cette fois dans l'audiovisuel pur, est David Fincher. L'accouplement est, il faut le dire, contre nature : Fincher travaille habituellement avec des "scénaristes de la puissance" de haute classe comme Eric Roth, David Koepp ou Andrew Kevin Walker, mais Aaron Sorkin est le premier d'entre eux dont le style précède, voire domine, sa matière principale. Le talent évident de Fincher avec le cadrage, la couleur et le rythme a longtemps côtoyé des matériaux pas toujours intelligents (Panic Room, Benjamin Button), ou au contraire très m'as-tu-vu (Seven, Fight Club) ; avec The Social Network, les contributions respectives des deux hommes se tiennent un peu à l'écart, comme des exemples réellement impressionnants de leur maîtrise respective, sans véritable tension détectable au premier abord entre le matériel de base et sa présentation.

Si les problèmes avec un scénario de Sorkin se dirigeant presque lui-même n'empêchent pas - de la même manière qu'un feu prenant l'oxygène d'un autre feu plus dangereux - un ensemble d'artifices à tête blanche (exemple : les retrouvailles de Parker et Zuckerberg à Palo Alto, présentées comme une coïncidence digne d'un biopic Warner des années 30), le spectateur lambda ne s'ennuiera probablement pas devant The Social Network. La clé dans l'appréciation du film, selon moi, tient dans la séquence façon "Louis Pasteur découvre la pénicilline", illustrant la nuit folle de notre anti-héros Mark Zuckerberg à développer un prototype de Facebook. Tout comme le film qui l'entoure, la séquence va à un rythme effréné, mais un rythme qui a été travaillé de manière quasi artisanale plutôt que monté en équipe ou, pire, voté par un comité.

Dans le même temps, Fincher semble comprendre et exploiter (plutôt que nier, comme on le voit beaucoup à Hollywood) la capacité de non-film qu'offre la vidéo digitale en haute définition, qui semble sans profondeur et bêtement étalonné lorsque les producteurs ignorent sa qualité vidéo basique et refusent de jeter leurs vieux manuels, mais qui, entre les mains de Fincher (et de Michael Mann, Kiyoshi Kurosawa, Jean-Luc Godard et quelques autres) se voit acceptée pour ses propriétés uniques, et poussée dans ses propres limites. La séquence citée ci-dessus est accentuée par une stase étrange alors que le montage cinglant transporte l'image à travers le campus de Cambridge : les frontières entre les espaces sont indistincts, et les résidents ne connaissent aucune intimité.

"Comme l'Internet lui-même", bien sûr, est probablement ce qu'il convient de dire après s'être rendu compte de cela, et oui, The Social Network est ce film contemporain rare qui prend l'aliénation interpersonnelle par la technologie supposée nous rassembler comme sujet, et non comme symptôme. Comme artéfact des temps modernes, c'est un succès à deux niveaux - en esprit et en lettre. Le reproche que je ferais au film, qui me semble cependant crucial, a à faire avec l'étrange cohabitation de deux génies du milieu, chacun essayant de surpasser l'autre. Le scénariste se spécialise dans son hybride de conversation banale mêlée de révélations qu'il perfectionne (à défaut de le faire évoluer) depuis deux décennies, tandis que l'autre est un artisan du son et de l'image ne cherchant pas à combattre ses pourvoyeurs de script, loin de là, mais avec toujours ce sens de la composition et de l'éclairage qui a sa propre force élastique. Le moment fort du film, en termes d'appréciation personnelle, est la miraculeuse séquence de course d'avirons, appuyée par une reprise par Trent Reznor du "Dans l'antre du Roi de la Montagne" de Grieg, mixant miniatures, images de synthèse et "vraies" prises de vue, l'ensemble mettant en évidence les forces d'un patchwork numérique au détriment de l'"unité" tant prisée.

Aussi réjouissant soit-il à voir, aussi "loin" soit-il capable de nous emmener, The Social Network ne parvient néanmoins pas à faire la distinction entre l'édifice permettant l'illusion de l'intimité (i.e. sa thèse, tout de même) et les expédients scénaristiques psychologiquement précaires qui devaient probablement expliquer pourquoi les fondateurs de Facebook (et ceux les ayant combattus) ont fait ce qu'ils ont fait. Il s'agit là d'une moindre erreur, mais une erreur regrettable malgré tout.
BiFiBi
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Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Pour me convaincre que 2010 c'était pas si mal

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le 1 avr. 2011

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