David Fincher est un réalisateur souvent maladroit, parfois agaçant, mais dont la démarche (adapter son style de mise en scène au sujet du projet qu'il aborde, c'est à dire tenter quelque chose de différent à chaque étape de sa carrière) est toujours intéressante. A chaque histoire, son angle de vue, sa propre perspective. Pour "The Social Network", il a à la fois choisi le mauvais sujet et pris la mauvaise direction.

La première demi-heure du film est redoutable: loin du style "clipesque" qui parasitait "Fight Club", il a cherché à créer un look moderno-economico-efficace qui donne au film l'apparence (terrible) d'une publicité Intel Pentium étirée jusqu'au vertige. Tout est cliniquement conçu, paufiné, dénué de vigueur et de souffle, jusqu'au jeu des acteurs: dans le rôle d'Eduardo Saverin, Andrew Garfield semble évoluer sous sédatif, et Jesse Eisenberg pousse si loin la dimension associale de Mark Zuckerberg qu'il finit par ne ressembler qu'à un mur, pâle et inexpressif. A aucun moment Fincher ne nous laissera la liberté (ne serait-ce que de tenter) de comprendre ce "jeune homme plein d'avenir".

L'ennui visuel et le vide émotionnel ne sont que les tares principales de ce film bavard. Car l'on parle beaucoup dans "The Social Network". On ne fait que ça, d'ailleurs. L'abondance de dialogues et de joutes orales habillent et finissent par masquer complètement des passages paresseusement mis en scène (on pense aux assomantes séquences de dépositions, de médiation juridique, d'interrogatoires entre les parties prenantes: de vraies scènes de procès, même éloignées de la réalité et fabriquées de toutes pièces, auraient eu le mérite de proposer un champ d'action plus prometteur pour le réalisateur et certainement plus divertissant pour le spectateur). Le scénariste Aaron Sorkin, à l'origine de la passionnante (mais déjà très "verbale") série "A la Maison Blanche", modèle ses protagonistes à l'image de créatures en pilotage automatique, douées de raison et de paroles. Le problème est que ce qu'ils ont à dire est soit redondant, soit banal, soit faussement ironique (comme si, au moment même de vivre leurs expériences, les personnages exprimaient déjà une prise de distance). La démarche (écrire un script brillant) est louable et très policée; l'effet reste vain et stérile. Au terme de certaines conversations, on entendrait presque sonner le "ding" d'une machine à écrire...Sorkin a l'art de figer et de gonfler ses dialogues, au point de rendre systématiques et presque robotiques des échanges qui méritaient un traitement plus simple, plus direct.

"The Social Network" est un film qui veut par-desus tout atteindre un niveau d'intelligence supérieur (c'est-à-dire maîtriser son sujet et adopter une démarche critique vis-à-vis de ce sujet) mais reste désespérément handicapé par la trivialité de son matériau de base: "Facebook" présente un enjeu financier et, dans une certaine mesure, culturel et social, mais "un film sur la naissance de Facebook" ne présente aucun enjeu dramatique. Prisonnier de cette camisole, Fincher ne parvient à communiquer aucune tension, aucune vie, aucun dynamisme: son film est mort.
Il y a, dans le personnage de Mark, un aspect déterminant qui n'a été que survolé: son désir viscéral d'appartenir à une élite, à un club "exclusif", à dépasser sa condition de "nerd" en mettant ses capacités intellectuelles et son génie informatique au service de ses plus profondes aspirations. Le film toucherait presque sa cible lorsqu'il s'attache à la peinture du microcosme d'Harvard et de ses glorieux et richissimes étudiants( ce n'est pas un hasard si les deux êtres les plus fascinants et les plus grandioses de cette histoire soient les jumeaux Winklevoss, symboles plus vrais que nature d'un univers cloisonné et sélectif). Hélas, cet aspect passe au second plan puis finit par disparaître pour laisser la place à une "success story" conventionnelle à pleurer (trahisons, rancoeurs, fourberies et hypocrisie... tous les ingrédients sont bien là pour répondre au schéma classique hollywoodien).

Dans sa conception, le film est donc un échec, et idéologiquement, il l'est tout autant: il cherche à donner à Facebook une importance révolutionnaire que le site internet n'a jamais eu et n'aura probablement jamais. Certes, l'essor de ce réseau a facilité, voire même modifié nos moyens de communication, et à décuplé notre visibilité au sein même de notre environnement social. Les retombées financières sont ahurissantes. Mais on voudrait nous faire croire que naît sous nos yeux un projet d'une avancée ineffable pour la vie de tous. Effectivement, TOUT le monde utilise Facebook, mais dans quel but? La réponse nous est clairement apportée sur un plateau, dans un style qui réunit à la fois naïveté et cynisme: savoir si l'objet de nos convoitises est célibataire. Ou pas. (Mark a une révélation instantanée sur ce que représentera vraiment son site lorsqu'un collègue de fac le bombarde de questions sur une fille qu'il voudrait séduire). Facebook est présenté comme une insignifiante blague d'étudiants désoeuvrés (ce que le site n'est pas aujourd'hui, et c'est là que le bât blesse: le récit s'arrête au moment où il deviendrait presque intéressant).
Paradoxalement (et c'est peut-être ça le plus déprimant), le film est tout à fait conscient de ses propres limites: Erica Albright, la jeune fille humiliée via internet par Zuckerberg, le retrouve dans un restaurant et lui conseille de retourner jouer à "ses jeux vidéos", après lui voir fait la morale sur le pouvoir du net, "où les choses s'écrivent à l'encre, pas au crayon". La suprême audace consiste à faire d'Erica l'ultime adepte de Facebook: Mark rêvasse devant le profil Facebook de son ancienne petite amie si récalcitrante, qu'il a retrouvé sur son site. Erica a donc cédé à la pression sociale et s'affiche désormais au vu de tous. Précisément car TOUT le monde est sur facebook... Tout le monde, donc personne.

Si une personne (mais en existe-t-il encore?) étrangère au phénomène Facebook venait à voir le film, elle se poserait certainement la question: pourquoi tant d'énergie, tant de conflits, tant d'intensité forcée pour un site internet, pour...un site de rencontres? Ce qui est grave, c'est que, sachant parfaitement de quoi il s'agit, nous restons paralisés par le même sentiment d'incompréhension et de consternation. Tout ça pour ça? Beaucoup de bruit pour rien, en somme. Où plutôt, beaucoup de rien pour du bruit.
Frankoix
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le 13 nov. 2010

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