Paradise Now : tentative d'exégèse d'Avatar, sixième pavé

Plan général :
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Niveau - 4 : Beyond the rainbow warrior



Mais tout ceci, ou du moins une part de tout ceci, est aussi un rêve : c’est un autre des nombreux niveaux de lecture qu’offre le film de James Cameron. Et il semble important de le rappeler car, de là, la geste de Jake acquière une autre signification.


- 4.1 La pilule bleue et la pilule rouge


« Quand j’était cloué au lit à l’hôpital des vétérans, avec ce grand trou au milieu de ma vie, j’ai commencé à rêver que je volais,… j’étais libre ». Par ces mots, Jake, que l’on peut supposer à ce moment là entre la vie et la mort à la suite de la blessure l’ayant rendu hémiplégique, entame le récit d’Avatar. Des mots qui, par leur mise en rapport via le montage avec les images d’un survol et d’une plongée dans les profondeurs embrumée de la forêt pandorienne, viennent expliciter tout le principe du film. Ce principe, semblable à celui du Magicien d’Oz, d’Alice au pays des merveilles ou de Vice-Versa, c’est celui qui consiste à faire coexister deux niveaux de réalité. Le premier pouvant, dans une certaine mesure, être envisagé comme une traduction sur le plan du rêve, donc en termes symboliques et imagés, de ce que traverse le personnage dans le second, sa vie consciente : celle d’un néo-Ron Kovic (l’invalide de guerre de Né un 4 juillet) en pleine crise existentielle.


Aussi, on notera toute l’importance que prend l’incapacité motrice du personnage. Dans le cadre d’un cinéma hollywoodien où le corps du héros et sa capacité ou non à agir sur le monde sont presque des questions idéologiques - ce qui constitue d’excellents thermomètres de l’état dans lequel se pense la société américaine -, le fait que James Cameron fasse de Jake un impuissant, qui-plus-est pour cause de blessure de guerre, en dit long sur sa vision des États-Unis à l’issue d’une décennie de crise pour l’héroïsme à l’américaine.


De ce point de vu, le héros du récit mythique rêvé par Jake, dans la relation qu’il entretient avec ce dernier, apparaît un peu comme le T-800 pouvait l’être aux yeux de « kid Connor » dans Terminator 2 : comme un fantasme de héros ne pouvant qu’être généré par un programme informatique tant il semble paramétré pour venir combler ses manques et incarner le redresseur de ses tords. Jake trouve en effet en lui son reflet sublimé, son double en mode majeur en même temps que le fantôme de son frère disparu. Et le monde de Pandora pourrait de la sorte être envisagé comme une émanation de sa « fantaisie » : un néo-Oz où les couleurs des fameux fonds bleus et vert, dominante dans le film, remplaceraient celles du technicolor. Un vaste rêve assisté par ordinateur que, à travers la technologie avatar, le personnage aurait trouvé le moyen de prolonger tout au long de ses sessions vidéo-ludiques. Celles-ci seraient alors pour lui le moyen de plonger, comme la caméra plonge dans la forêt embrumée et comme Alice tombe dans le terrier du lapin, dans « ce grand trou au milieu de [sa] vie ». Le but du voyage intérieur étant d’aller puiser au plus profond de son inconscient, symbolisé par la « forêt-océan » et plus spécifiquement sa perle, l’archétype de la déesse-mère Eywa, l’énergie vitale la plus essentielle et nécessaire à sa résilience. Une résilience qui, dans le récit héroïque du monde onirique, rimerait avec renaissance.


Partant, avec en son centre le principe de l’avatar en guise de miroir, le film en vient à développer de nombreux jeux de doubles, de symétrie et de reflets (ce qui est loin d’être une première chez l’auteur des deux premiers Terminator). Par exemple : aux hélicoptères et au vaisseau de Quaritch répondent les « ikrans » et le « grand Toruk », au pont neuronal reliant pilotes et avatars répond le lien des Na’vis avec les créatures de Pandora (comme déjà évoqué), à la colonne vertébrale brisée du marine qui l’est tout autant vient faire écho la chute de l’arbre maison (son Yggdrasill intérieur ?), et à Jake et son frère correspondent Neytiri et sa sœur, mais aussi l’arbre des âmes et l’arbre maison. Et dans tous les cas, l’un des deux meurt tandis que l’autre survit. C’est là le sens symbolique traditionnel de la gémellité : la régénération perpétuelle, comme celle des Dioscures, Castor et Pollux, qui alternent les séjours aux Enfers et sur l’Olympe. Faisant œuvre de traduction autant que de déformation (et de catharsis), le travail du rêve de Jake s’opèrerait ainsi : par des effets d’écho de part et d’autre de la frontière floue séparant ses vies consciente et inconsciente.


Mais ces jeux de double viennent aussi appuyer le trouble identitaire du personnage, lui qui vient successivement de perdre puis de « chausser » la vie de sa moitié. Cette scission intérieure de Jake, confronté au deuil et ne sachant plus vraiment qui il est, deux scènes agissant en miroir inversé l’une par rapport à l’autre la résument parfaitement. Dans la première, située dans le prologue, le personnage est appelé à identifier le corps de son défunt frère avant sa crémation. Dans l’autre, quelques minutes après son arrivé sur Pandora, il est invité à contempler son avatar dans son bain à incubation. Et à chaque fois, le personnage se voit à travers ses doubles (son frère jumeaux et son avatar) et assiste en se projetant sur eux, d’abord à sa mort (la voie de Castor, mortel), ensuite à sa renaissance (la voie de Pollux, demi-dieu donc immortel). De là vient son malaise, car de la Terre où il voit brûler son passé à Pandora où il voit incuber son avenir, Jake assiste, tel un spectateur n’ayant aucune prise sur sa destinée toute tracée, au turning point de sa vie. Un changement radical que le film illustre sous la forme d’une métamorphose.


Mais la seconde scène, à elle seule, est encore plus intéressante. Car, comme le révèle l’analyse de Valérie Morignat dans sa conférence pour le Forum des Images (8), elle concentre quasiment tout le film en une seule image : celle du reflet de Jake sur la paroi du caisson dans lequel baigne son futur lui. A ce moment, la projection du reflet annonce celle de l’esprit. Et le rejet dans l’ombre, en bord cadre, de Jake en même temps que la déformation de son « reflet-fantôme » prédisent la disparition du corps humain, en train de se dissoudre dans le miroitement bleu du rêve pandorien duquel né le corps na’vis. Comme si le nouveau naissait de la tète de l’ancien.


- 4.2 Danse avec les dragons


Parce que le rêve, parait-il, fonctionne de la sorte. Il compense : la mort par la vie, la terre par le ciel, les hommes par les dieux, le handicap par de nouvelles jambes, le corps esclave de sa propre pesanteur par le corps élancé qui apprend à voler, etc. Au sein du rêve, c'est-à-dire dans l’inconscient du rêveur, peut ainsi advenir tout ce qui ne peut survenir dans sa vie consciente, tout ce qu’il est dans l’incapacité motrice de faire, tout ce qu’il ne peut ne serait-ce qu’envisager. Et le héros dans lequel il se projette d’accomplir tous les exploits désirables, à commencer par se dresser contre le système qui l’a cloué au sol ou réécrire l’histoire en faveur de tous ses oubliés : éléments refoulés, réduits à l’état de spectres, ombres hantant l’esprit des hommes et peuples coupables.


Dans le cas des États-Unis, à en juger par son omniprésence dans son cinéma, cette « ombre » (autre archétype de Jung) semble endosser de façon privilégiée la peau de l’Amérindien, le grand sacrifié de la « glorieuse conquête ». Or, plonger dans l’inconscient d’un US marine, c’est aussi plonger dans celui de l’Amérique. Par conséquent, lorsqu’il se connecte à son avatar qui prend les traits de cette ombre, Jake se met littéralement dans la peau de l’éternel « Autre » du cinéma américain. Et le principe de l’avatar, véritable clé de voûte du film, acquière là une dimension supplémentaire : celle d’interrupteur permettant non seulement de traverser mais plus encore de renverser la « frontière de l’altérité ». Ainsi le film accomplit-il à chaque switch le mouvement qui va d’Aliens à Abyss et de Terminator à Terminator 2 : le mouvement du « Même » vers « l’Autre ». Mieux, comme District 9, son petit cousin version débrouille sorti la même année, il transforme le « Même » en « l’Autre ».


Cela fait, Avatar en vient à se placer dans une certaine veine du cinéma hollywoodien contemporain. Une veine qui, depuis 1995, se trouve déjà bien travaillée par les studios Pixar, avec lesquels James Cameron partage un rapport semblable à la technologie, fait de dépendance et de passion. Aussi l’enjeu paraît ici être le même pour Iron Jim que pour les « têtes d’ampoule » d’Emeryville : celui de transfuser à des non-humains, agglomérats frankensteiniens faits de pixels, les restes d’une humanité hyper-connectée (donc déjà à moitié cyborg) ne correspondant plus vraiment à ses seuls contours biologiques, et donc pas d’avantage à un cinéma de la seule et unique prise de vue réelle. Et « l’Autre », dans ce creusé cinématographique en plein développement, de ne plus être alors une figure sur laquelle on projette ses peurs ou, à l’inverse, ses fantasmes assimilationnistes, mais l’écran sur lequel on projette son désir de changement, de métissage, d’ouverture et d’hybridation. Un désir utopique sous bien des aspects, mais conscient de l’être puisqu’il serait justement représenté sous une forme évoquant le rêve.


Et de fait, arrivé à un certain point de son voyage (après la scène où il se connecte pour la première fois au « nombril du monde » pandorien avant de « s’accoupler » avec Neytiri), Jake, au réveil, semble prendre conscience du danger qu’il encourt en poursuivant ce rêve (« qu’est ce que t’es en train de faire Jake »). Ce danger, c’est celui de se laisser séduire par le chant des sirènes de Pandora au point de rester à jamais engluer dans de séduisants abysses oniriques finissant par vampiriser sa vie consciente. Au point que sa projection fantasmée, devenant chaque jour plus athlétique, paraisse se nourrir de sa déchéance physique (Jake qui maigrit à vue d’œil). Bref, au point qu’il sombre définitivement dans son wonderland intérieur et oublie sa vie consciente au profit d’une autre, soit le « syndrome du steak de Cypher ».


Or, c’est précisément à ce moment là, après que Jake ait semblé exprimer une certaine culpabilité, qu’entrent en scène les bulldozers. Quel timing que enchaînement de ces trois scènes ! 1) Jake passe « le point de non-retour » dans son rêve, 2) il s’en rend compte à son réveil, 3) « la cavalerie » débarque dans ledit rêve. Comme si il y avait là une réaction, une suite de cause à effet. Comme si Selfridge, en avançant ses pions pendant la phase de déconnexion de Jake pour les mettre en marche dés son retour au rêve (et même avec un peu d’avance), répondait à un signal d’alarme, du même genre que celui qui résonne parfois dans la tête de la gamine de Vice-Versa.


Et pour cause, si l’on considère Pandora comme un univers onirique, la lutte qui y fait rage entre les deux groupes de protagonistes (humains versus Na’vis, et leur versions individualisées, Jake versus Quaritch) est à envisager comme l’expression de la dualité du rêveur pris entre deux tendances opposés (et donc forcément manichéennes) de sa psyché : l’une projetée dans le héros qu’il incarne et cherchant à aller au bout de sa quête de résilience en poursuivant le rêve jusqu’à son « oku », son « Graal », l’autre jouée par les humains agissant comme garde-fou contre le risque de non-retour et faisant donc obstacle, en mode Cerbère, au héros. Si l’on admet cette hypothèse - contestable évidemment -, le rôle joué par les humains semblerait donc être celui de la résistance à l’emprise de l’inconscient qui, pour rappel, prend les traits de la forêt-océan et d’Eywa. Raison pour laquelle ils chercheraient à abattre les arbres et à détruire le point d’accès à la divinité (arbre des âmes) au moyen d’une bien-nommée navette « Walkyrie 26 » chargée raz-la-gueule d’explosifs (dans la geste de Siegfried, Wotan emprisonne la walkyrie Brunhilde, source de sagesse pour le héros, dans un mur de flamme).


Et Quaritch, s’évertuant tel le bogeyman à transformer le rêve de Jake en cauchemar, et n’ayant de cesse de le réveiller en sursaut - « j’vais t’réveiller » répond-t-il au défi final du héros -, remplirait le rôle de l’instance vigilante qui tâche d’arracher le rêveur à sa vie inconsciente lorsqu’il s’y aventure trop loin (« vous vous êtes perdus dans la forêt ? » lui demande-il en débriefing comme s’il s’adressait au Petit Poucet). Le but étant que Jake retourne instantanément à l’état de conscience. Sauf qu’alors, le voyage serait inachevé, la catharsis avortée et la résilience impossible. Voilà pourquoi l’action de Quaritch, même dans le cas où elle serait envisagée comme l’expression d’une part de l’esprit de Jake lui-même cherchant à s’épargner un devenir légume, ne lui est finalement pas favorable. Car il s’agit là d’une tendance qui retient en arrière et cherche à lui ramener les pieds sur Terre (au moyen d’un billet de retour pour celle-ci). D’une certaine façon, le colonel incarne le passé de Jake (il s’est battu sur les mêmes théâtres d’opérations avec quelques années d’avance) et représente finalement, au même titre que le pont neuronal reliant avatars et pilotes d’avatar, un cordon de mort. Aussi est-il nécessaire pour Jake de couper ce cordon afin de sacrifier cette tendance et d’en finir avec ce passé (comme Rose le fait avec sa mère dans Titanic).


A ce titre, il est intéressant de noter que Quaritch est par moments assimilé à une figure de dragon. Comme dans cette scène au démarrage de son AMP où la caméra vient saisir le souffle brûlant qui émane de ses échappements. Ou plus tard, lorsque dans son simili-Enola gay cracheur de flammes et arborant un certain dessin sur sa carlingue, celui qui se fait alors appelé « Papa dragon » se fait aussi chef d’orchestre d’un feu de joie que ne renierait pas le colonel Kilgore d’Apocalypse Now. Mais pourquoi le dragon ? Peut-être parce que, justement, cette figure a de tout temps était l’incarnation la plus typique de l’opposition à la quête du héros. Qu’il s’appelle Prince, Apollon, Jason, Siegfried, Saint Georges ou Bilbo, voire même Ripley, le héros trouve dans le dragon sa nemesis ultime. Celle qui, toujours, garde la perle, la source de vie, le trésor, la princesse ou la petite fille. Jung écrit que si « le héros est un acte positif et favorable de l’inconscient […] le dragon, au contraire, représente un acte négatif et défavorable, non pas mise au monde, mais engloutissement, non pas bienfait constructeur, mais retenue avare et destruction ». De là, faire de Quaritch le dragon de son rêve et le donner à affronter et à tuer à son héros intérieur (avec un gros coup de pouce de Neytiri !), ce serait pour Jake le moyen de se débarrasser de tout ce que représente pour lui le personnage.


La plongée en soi, s’il elle n’est pas dénuée de risques - Bud aussi, à un moment de sa descente, s’oublie lui et tout le reste face à la splendeur des profondeurs -, permet au « plongeur » de revenir à la surface libéré de ses entraves. Mais ce retour résilient n’est possible qu’à la condition d’avoir « tué le dragon », c'est-à-dire après avoir sacrifié la part de soi qui, nous tenant par la cheville comme une terrible reine-mère, tire en arrière et menace de nous engloutir dans son naufrage. Et contrairement aux apparences (Jake qui choisit de rester au « pays des merveilles »), Jake refait bien surface. C’est l’ouverture finale de ses yeux qui le sanctionne. Dans cette ultime image, sa dualité se trouve transcendée et ses vies consciente (le geste de l’ouverture des yeux) et inconsciente (des yeux de Na’vis) fusionnent. C’est donc bien le regard, l’enjeu principal d’Avatar


Notes, références et sources :


(8) Analyse d’Avatar par Valérie Morignat pour le Forum des Images


La suite :
http://www.senscritique.com/film/Avatar/critique/43406811

Toshiro
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le 28 déc. 2015

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