En termes de pathos, Titanic est mon film préféré de tous les temps. En termes de sublime cela dit, dans le sens où le film mêlerait admirablement l'esthétique à l'éthique et au spirituel, il n'est pas loin d'être au ras des pâquerettes, ai-je longtemps pensé en tout cas, au moyen d'autres mots dans ma tête bien sûr, tout aussi lourds mais moins botaniques. Dans ce domaine, celui du sublime, pas celui des pâquerettes quoique en termes de pâquerettes il se défende, Le Miroir de Tarkovski est mon film préféré de tous les temps.
Le sublime, cela dit, apporte beaucoup d'émotions, Le Miroir donc, c'est du deux en un...
Titanic, après mûre réflexion, est mon deuxième film préféré de tous les temps. C'est déjà pas mal.
Enfant j'ai adoré la manière dont ce film mêlait l'amour à l'action. La relation grandit ou se dévoile, à nos yeux en tout cas, dans l'action. Les épreuves se résolvent à deux, toujours à deux, si tu sautes je saute, le tout sur un grand navire condamné, un paradis perdu presque, paradis indécent, tant l'indigence qu'il porte en lui m'avait fait saliver, tant la troisième classe m'a fait rêver dès dix ans de bière et de polkas sur des tables en bois.
Je soupçonne d'ailleurs ce film de m'avoir naturellement orienté au lycée vers la fête excessive et l'insécurité en amour, tangage et roulis. Quand le quotidien à seize ans n'offre pas vraiment d'occasion de sauver l'autre, et même pas de quoi être pauvre, on a tendance à provoquer le naufrage… et la bière aide... on fait des piscines à vagues dans sa baignoire.
Seulement j'étais ivre l'autre jour (je pratique toujours l'activité festive quoique je m'y comporte excessivement moins souvent qu'avant) et j'ai trouvé (j'en tenais une bonne quand même) le sublime qu'il me manquait dans ce film pour en parler ici. Le sublime, que certains appellent plaisir négatif, à raison, est un plaisir justement dont les fondement sont quasi intelligibles, un plaisir qui naît d'une succession d'événements, ou d'une cohabitation de choses, d'une confrontation d'éléments, dont le tout par nature hétérogène cherche dans l'esprit une cohérence jamais complètement saisissable. Le sublime est l'émotion forte d'une fracture de l'âme, qui cherche le repos sur des idées en fuite.
C'est le désaveu du genre d'artiste qui se voudrait maître de son regard,
- je n'imagine pas Monet rougir devant sa toile...
- ce sont des paysages qu'il peint.
(Le comble c'est que Monet, si sublimes que sont ses toiles, à bien dû à l'occasion rougir devant quelques nénuphars).
Pour que chaque jour compte... terrible toast de Jack Dawson qui, dans sa classe infinie, mit en levant son verre à l'enfant de dix ans que j'étais une insoutenable pression ; qui, lui-même (Jack j'entends, quoique moi aussi), ne vit pas venir le genre de barque dans lequel il mettait les pieds, en abordant Rose.
Le genre de barque où l'on tremble sur les plages arrières, à quelques mètres de coque d'une insondable eau glacée.
Là, un vivier de ténèbres, aussi noir
que les chaudrons de sorcières où frémissent
ces herbes lunaires qu'on récolte au solstice.
Cherchant un gué pour m'épargner la nage,
au fond de ce gouffre immense, je crus voir
aussi loin que peut porter le regard
les flancs lisses et noirs d'une jetée d'onyx,
lustrée par les flots d'innombrables âges
de cette poix sombre que l'infâme Styx
rejette le long de ses visqueux rivages.
Thomas Moore (et/ou?) Howard Phillips Lovecraft
Alors tout le film est un contre-la-montre,
une invitation générale, au-delà de fuir l'eau glacée, à rester sur l'épave pour y kiffer chaque millième de seconde d'un amour sublime, car presque possible.
À l'image de ces musiciens qui cherchent une dernière harmonie jusqu'au bout de la débâcle (qui leur passe presque au dessus), une dernière métempsychose dans la musique, une dernière bouture, fusion totale entre les êtres, du genre de celles que nous n'observons jalousement que chez les arbres.
Nous étions arrivés devant les deux grands arbres en métal qui s’affaissaient l’un sur l’autre au centre de l’un des bouts du navire. Ils se supportaient l’un l’autre et complétaient la structure du tout dans cette fusion incroyable que pratiquent en bouture les végétaux en contact : il n’y avait aucune trace de démarcation à l’endroit où ils se touchaient, fusion totale, et dans un sens l’être humain ne peut observer ce genre de phénomène qu’avec une grande solennité, teintée parfois de jalousie. Nous pénétrâmes par là dans l'eau glacée, au sommet du bateau titanesque, qui coulait à pic, par le triangle isocèle que formaient ces deux arbres penchés comme deux bras de géant qui soulevaient pour nous le rideau de la nature, pour nous laisser entrer. Et donc nous entrâmes le souffle retenu, à deux de front, avec tant d'autres, accroupis pour se mettre à hauteur de la prudence, et nous nous sommes répandus ainsi dans le liquide en position aléatoire, naturellement, face aux derniers remous de notre monde enfoui.
Extrait des MÉMOIRES DE ROSE DAWSON